PORTRAIT. Gagny Sissoko, le cuisinier de Chave qui a découvert Marseille à travers “Plus belle la vie” depuis le Mali

Panse repue et cœur content, les derniers clients disparaissent sur le boulevard Chave. La Cuisine de Gagny signe la fin du service dans les effluves d’agneau, de bissap et de bouillon de poisson. Ça sent bon. C’est douillet. On entre et déjà, dans les décors étroits d’une boucherie d’antan, une boisson est servie, au resto comme dans la cuisine d’une mère. Gagny apparaît, majestueux, un peu impressionnant, le genre qu’on aime mieux avoir pour ami. Le bruit court qu’il en a beaucoup, on apprécie “sa joie, ses blagues, sa bienveillance, dit un habitué. Manger ici, c’est d’abord un joyeux moment d’échanges”. Certes. “Je n’ai pas envie qu’on vienne manger à toute vitesse, sans un mot, pose le chef. Il faut prendre le temps de rire et de causer, dans la vie !” Alors, causons. De l’enfance, de Marseille, d’amour et de cuisine, puisque tout est lié.

“Je suis Gagny Sissoko, fils de Wandé Sakoné et Boukary Sissoko, bijoutier de père en fils”. C’est important, les noms. Déterminant pour lui qui ignore d’ailleurs ce que signifie le sien, Gagny. Et celui de son fils, Yéli. “Je sais juste que Yéli est le nom de l’homme qui tenait mon père dans ses bras quand il est mort.” Gagny avait neuf ans et cette mort-là fut celle de son enfance, aussi. “À partir de ce moment, l’enfer a commencé”.

Magie de l’instinct

Diaguibé, près de Nioro-du-Sahel au Mali. Un oncle a pris le pouvoir dans la famille. L’enfant est envoyé aux champs pour travailler tout le jour, mange rarement et ignore jusqu’à l’odeur des bancs de l’école. D’ailleurs, il n’a pas d’odorat, sujet aux polypes, sa cuisine est celle des magies de l’instinct. “C’est des histoires…”dit-il, pour couper court à la tournure extraordinaire que prend son récit. Le village est devenu son danger, Gagny doit se sauver, dans tous les sens du verbe. Oublier ou mourir. Ne pas se retourner. Avec deux amis, il s’en va, mal chaussé, pour trois jours et trois nuits de marche à travers la forêt, jusqu’à Kayes, frontière du Sénégal. Gagny y porte les valises des voyageurs avec le projet de gagner 3 000 francs CFA, 4,5 euros, soit un billet de car pour Bamako. “J’ai mis trois mois pour les gagner.” Il a mal. Dans le corps, dans la tête, tout oublier, partir. Bamako, enfin.

Gagny dort dehors, cherche de la nourriture pour survivre, les rêves, c’est pour les autres. “Il n’y avait aucune place pour l’espoir, je ne pouvais pas réfléchir à ce que j’allais faire de ma vie parce que je n’étais plus en vie, c’était foutu dans ma tête.” Le garçon se construit dans le manque, déroule une adolescence fragile, joue au foot sans guère espoir de gloire, “j’étais bon mais je ne mangeais pas assez et je n’avais pas de famille avec moi“. Vaille que vaille, il vend du gingembre et des brochettes d’agneau au bord de la route puis, interpelle les passants pour une compagnie de transport. “C’est des histoires…” Et les rêves, c’est pour les amoureux…

Julie, l’Auvergnate qui sans façon…

Voilà sa chance, l’amour, incarné dans les yeux rieurs de Julie, une jeune étudiante auvergnate de l’Université de Bamako. Gagny dit que c’est elle qui lui a rendu la vie, la vraie. Et Julie, à ses côtés, rougit. “Quand Julie me dit que je suis capable de faire quelque chose, je la crois et je le fais. Je ne sais pas s’il peut exister un degré supérieur de confiance chez un être humain.” Le récit qui vient alors, n’est pas l’anecdote qu’il paraît, c’est le fondement de toute chose : “Un jour, Julie m’a invité à manger une pizza“, et bim. Lui qui n’avait jamais eu la place pour rêver à un métier, avait trouvé le sien : “Ça m’a fait comme un choc, la cuisine était entrée dans ma tête.” Tous les jours, le couple se présente dans une boulangerie-école d’expatriés libanais qui refusent la candidature de Gagny parce qu’il ne sait pas lire. “On a essayé de les convaincre pendant trois mois, raconte Julie. Ils ont fini par accepter, ont viré leur pizzaïolo et ont embauché Gagny.”

Chef à domicile chez des expatriés américains, Gagny invente ses recettes, à base de banane plantain faute de champignons, prépare des pâtes au manioc faute de blé ; dans cette créativité de la débrouille, un chef naît sans le savoir et bientôt, un artiste. Julie… Sa chance. Elle raconte : “Je travaillais à l’époque pour la metteur en scène Eva Doumbia qui a eu l’idée d’inviter Gagny à cuisiner dans son spectacle Afropéennes.

Il découvre Marseille avec “Plus belle la vie”

Le chef va découvrir le monde, la France et ses scènes nationales. Et plus tard, ses bulots, son Saint-Nectaire et le pâté aux pommes de terre de la grand-mère de Julie que voilà en mission à Marseille… Chouette, alors ! “Avant même de savoir où se trouve la France, je connaissais des images de Marseille, raconte Gagny. Sur TV5 monde, au Mali, je regardais Plus Belle la vie et j’étais fasciné par ces hauts immeubles au bord de l’autoroute, ces linges aux fenêtres…” Quoi que l’on ait à y redire, la série ne lui a pas menti. “Je me sens bien ici.” Il faut dire que la vie qu’il s’y est construite, Julie, leurs deux enfants, le restaurant, l’enthousiasme des clients, tout cela était tout à fait “inespéré“. Gagny est devenu un homme. Et de l’enfant qu’il fut, dans les souvenirs que son âme a assassinés, il reste, indélébile, le goût des choses. “Parfois, quand je découvre un aliment, je sens que je le connais déjà, je me dis que ma mère et mes tantes devaient le cuisiner quand j’étais petit. Et quand je sers un plat et qu’on me dit : ’Tiens, ça me rappelle ce que faisait ma grand-mère’, ça m’amuse toujours.”

Après “13 ou 14 ans” sans voir sa famille, Gagny est retourné au village sans plus savoir à quoi ressemblait sa mère. “Tout le monde me croyait mort. Quand je suis arrivé, il y avait toutes mes tantes et j’ai reconnu ma mère à une cicatrice qu’elle a sur la poitrine.” Gagny n’en dira pas plus de ces retrouvailles extraordinaires. Mais à bien y penser, s’il cuisine à l’instinct dans les décors étroits d’une boucherie d’antan, c’est peut-être pour nourrir un dialogue intime avec les siens. On n’oublie jamais la cuisine d’une mère.

2023-05-28 20:55:43
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