Savoir, la liberté d’Ulysse | Le livre de Mauro Bonazzi

Savoir, la liberté d’Ulysse |  Le livre de Mauro Bonazzi

2023-06-14 18:19:29

De LUCIEN CAMPHRE

Le philosophe Mauro Bonazzi relit pour Einaudi l’épisode de la “volée folle” d’Ulysse dans la “Divine Comédie” de Dante et ses références historiques. Et ça remonte jusqu’à aujourd’hui

C’est ce que prouve la toute récente essai de Mauro Bonazzi, Le naufrage d’Ulysse. Un voyage dans notre crise (Einaudi). Comme tu le sais, Ulysse racontant son “dernier voyage”terminé tragiquement bien qu’éveillé par son très haut désir de connaissance, est le protagoniste monumental et admiré du chant XXVI duEnfer dantesque. Son chiffre est : vous n’êtes pas “faits pour vivre comme des brutes”, la fin même de l’existence est “la connaissance”. Le fait qu’un clin d’œil, certes non marginal, à la “fuite”, c’est-à-dire au voyage audacieux d’Ulysse, apparaît également dans un point très pertinent de la Paradiso (XXVII, 82-83) signifie la centralité de l’histoire d’Ulysse, réinventée par Dante, dans l’économie structurale et conceptuelle du poème. Bonazzi arrive à une synthèse efficace : les deux “voyages” – celui d’Ulysse qui, malgré les nobles prémisses, conduit à la défaite, et celui de Dante, qui arrive à la reconnaissance que la connaissance devra être subordonnée à la foi (c’est le leçon de Virgile déjà dans le II del Purgatoire
puis de Béatrice) – ce sont deux parcours parallèles, aux dénouements opposés. À son tour, cette présentation de l’un des fils conducteurs du poème sert à Bonazzi de métaphore problématique pour aujourd’hui. Ce n’est pas une invitation à des retraites fidéistes, c’est plutôt une question qui investit l’efficacité, ou seulement une efficacité partielle, voire l’impuissance du “savoir” face aux problèmes civils et politiques de notre temps (mais peut-être faudrait-il dire : de tous les temps). La scène de science-fiction sur laquelle se termine le livre – le gigantesque ordinateur dans lequel sont rassemblées toutes les connaissances humaines et qui, interrogé, se définit comme “dieu” tandis que le scientifique qui voudrait l’éteindre est électrocuté – constitue une conclusion aporétique (une non-conclusion intentionnelle) qui présente à juste titre au lecteur l’égale dignité des deux voyages : celui d’Ulysse et celui de Dante.


Mais cette égale dignité est dans le poème lui-même : n’en déplaise à ceux qui se limitent, contrairement à Bonazzi, à la surface, et se contentent donc de la banale conclusion selon laquelle Dante “condamne” Ulysse. Si tout était aussi simple, le poème ne serait guère plus qu’un super catéchisme pour adultes. Mais Dante n’est pas n’importe quel Escrivá. Dante exécute l’acte brillant de faire prononcer par Thomas d’Aquin l’éloge fulminant de Sigieri di Brabant (« lumière éternelle » !) et son enseignement parisien (Paradiso X, 136) centré sur Aristote. Sur l’Aristote deÉthique à Nicomaque: livre éthiquement inégalé parce qu’il déclare et argumente – comme Bonazzi l’explique bien – que le bonheur est atteint ici sur terre grâce à la « connaissance » et en se livrant à la pulsion vers celle-ci. Concept qui est également inclus dans la première ligne du Métaphysique d’Aristote : « Tous les êtres humains désirent par nature savoir ». Où ce « par nature » est l’antécédent conceptuel des « faits à la suite de la vertu et de la connaissance » de la « petite oraison » de l’Ulysse de Dante. Dante est ce géant à qui nous parlons encore (et nous continuerons) car il sculpte, dans le Paradiso, la grandeur de Sigieri et rend un hommage impérissable au désir de connaître Ulysse (et tous les Ulysse de l’histoire de la pensée) même lorsqu’il se laisse admonester par un maître douloureux comme Virgile et un professeur exigeant comme Béatrice. Mais il n’hésite pas à définir Aristote – c’est-à-dire le penseur anti-créationniste par excellence et l’avocat de l’éternité du monde et peut-être aussi de la mortalité de l’âme, l’inspirateur profond de Sigieri – comme “le maître de ceux qui savent “.


Avez-vous cherché un résumé? Bien sûr. Mais peut-être pas dans la satisfaction contemplative de la supériorité de la foi, mais plutôt dans une conception mûre et ardue de la “liberté”. En effet, à son sujet Virgile explique à Caton (Purgatoire I, 71) que « la liberté se cherche » ; de Béatrice, Dante lui-même dira plus tard qu’il « l’a attiré vers la liberté » ; et Virgile quand il prend congé de Dante dans le XXVII del Purgatoire il dira avec juste fierté qu’il – au cours du voyage entrepris à partir de la lointaine “forêt sombre” – lui a appris la nature intrinsèque de deux concepts apparemment antithétiques de “liberté” et de “nécessité”: « libre, droite, saine est ta volonté » et donc – poursuit-il – « io te sopra te corono e mitrio » (versets 140-142). C’est la liberté qui, ainsi entendue, réunit la connaissance et la foi.

Avec une grande compétence, Bonazzi décrit la lutte de l’orthodoxie catholique, en particulier de la faculté de théologie de Paris, contre l’irruption d’Aristote dans la seconde moitié du XIIIe siècle : enfin accessible en latin. Et la réaction fut de proclamer, au nom de l’extrémisme augustinien (Sermon 36), que la volonté de savoir, déclassée en curiosité (modèle à distance de l’incendie paulinien de livres à Ephèse), est “scandaleux”. Le christianisme avait déjà été secoué par une opposition similaire lorsque le patriarche Photius, combattu par le pape de Rome, fut condamné par le VIIIe concile œcuménique (869/870) avec l’accusation, entre autres, d’avoir voulu transmettre, à un cercle des adeptes, la connaissance de la science profane “qui au contraire a été rendue folle par Dieu” (canon IX de ce Concile).

Au siècle suivant, il revenait à Sylvestre II, le “pape de l’an 1000″, d’être soupçonné de magie pour les mêmes raisons pour lesquelles Photius avait été condamné et pour lesquelles, peut-être – comme le souligne bien Bonazzi – Sigieri mourut un ” mort “suspecte”. C’est à partir de cette longue histoire de conflits que Comédie
. Ce ne sera certainement pas une coïncidence si l’une des deux lettres du pape romain Clément a été soupçonnée d’hérésie précisément parce qu’elle affirmait qu’il y avait de la terre (et de la vie) au-delà des colonnes d’Hercule.

14 juin 2023 (changement 14 juin 2023 | 17:18)



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