Les vagues de l’exil et de la résistance

Les vagues de l’exil et de la résistance

Une petite fête

Cependant, la plage rappelle également le doux murmure du Tigre traversant la ville de Diyarbakir (« Amed » en kurmandji), où Suzan Samanci est née. Dans sa langue et sa culture, elle est une auteure reconnue, mais elle vit désormais à Genève depuis le coup d’État de juillet 2016. Elle est interdite de retour dans son pays, la Turquie, dirigée par un homme qui nie l’existence du Kurdistan, n’apprécie pas les écrivains et emprisonne les innocents. Ou plutôt, étant donné que tout système oppressif est le fruit d’un peuple et que se focaliser sur un seul individu revient à oublier le reste du groupe (ce qui est mal), Suzan Samanci est en exil car une partie du peuple turc refuse de reconnaître l’existence du Kurdistan, tandis que le reste de l’humanité affronte d’autres batailles ailleurs. Parmi les milliers de livres restés dans le bureau désormais fermé de Suzan Samanci se trouve Les vagues de Virginia Woolf.

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Je rencontrai Suzan il y a un an dans le cadre du projet « Écrire, encore – Suisse » à Berne, basé sur l’expérience de son frère allemand, continue d’écrire, qui met en relation des auteurs en exil avec des auteurs suisses. Elle est devenue une étendue de terre face à un océan de questions. Un isthme entre deux rives. Et elle dit : « nager ». Elle dit : « nager », en réponse au mot « plage », et rit en imaginant barboter à la surface du lac. Et lorsque Suzan rit, c’est une petite fête. Cela renverse sa tristesse, la repousse.

Le tympan endommagé

Son père, assis à ses côtés, calme et attentif, regarde et écoute. Son nom est Sahabettin et sa voix a le parfum d’une prière, tout comme sa douceur. Il est venu rendre visite à Suzan. Le thé noir est servi, les baklavas sont découpés en tranches. Dans l’abondance du repas, la table du salon se transforme en coffre à souvenirs. Il dit : « Je n’aime que les plages de rivière, les rives des cours d’eau qui s’écoulent ». Puis il ajoute : « Mais je ne me baigne pas ». Son tympan droit a été détruit un jour à l’école, lorsque le maître lui a asséné une violente claque pour avoir parlé kurde. « Turc ! Ils faut parler turc ! ». Depuis lors, Sahabettin craint l’eau. Dans son oreille sourde persiste le refus d’entendre les menaces. Dans l’autre, réside la résistance et la lucidité.

Nous ne regardons pas la plage et la mer, nous sommes la plage et la mer. Nous ne les réunissons pas, nous sommes réuni·es par elles.

Lorsque Suzan traduit les mots de son père, lorsqu’il lui répond, tous deux se regardent avec une sincère attention, conscients qu’ils ne parlent pas à la légère, cherchant à comprendre et à s’exprimer avec la plus grande justesse possible. Ils savent que nous sommes humains parce que nous parlons et que ce geste renferme une possibilité de réparation, un appel à l’aide. Cette « conversation », revendiquée par Aristote, conditionne tout, et entre leurs paroles s’entremêlent régulièrement des « Bélé, bélé » (« D’accord, d’accord »), mélodie légère. Sahabettin est maintenant là-bas, aux bords du Tigre. Il avance. Il chemine sur l’arène formée de graviers, de limon, de sédiments, des flots épais qui se meurent doucement sous le poids de tant de maux, et, comme sur toutes les plages (« la plage » en kurmandji), il trouve sous ses pas des fragments de mémoire.

La première vague

Nous ne regardons pas la plage et la mer, nous sommes la plage et la mer. Nous ne les réunissons pas, nous sommes réuni·es par elles. Si la mer et la plage s’entendent si bien, c’est parce qu’elles coexistent sans rejeter notre présence, bien que nous les renions. Nous sommes ce poisson devenu piéton qui a oublié qu’il transporte sa propre mer en lui. Le premier grain de sable de tous est introuvable, mais cet inconnu survit en nous et nous pose la question : quelle fut la première eau ? Quelle fut la première vague ? Quel fut le premier courant ? Et nous ne savons pas répondre. Certains scientifiques affirment : c’est ceci, c’est cela. Leurs recherches s’interrogent, creusent. Mais nous, nous ne nous souvenons pas de si loin.

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Lorsque nous nous penchons depuis les berges pour observer la surface de l’eau, que nous apercevons notre reflet et la profondeur sous-marine en même temps, une trinité se forme, qui nous échappe habituellement. Le temps originel des abysses, le temps universel de la lumière et le temps présent des pieds nus se rejoignent. Nous voyons toujours la plage et toujours l’eau, mais nous sommes au milieu de quelque chose d’autre. Nous sommes au milieu de l’univers.

Le sable, gardien de ces souvenirs

Et peut-être que ce qui est contenu dans la minuscule matière d’un grain de sable, juste un grain, un seul grain, un fossile vivant capable de nous ramener à nos souvenirs les plus enfouis, de faire vibrer notre mémoire, de raviver des formes sans nom mais familières, peut-être – si nous observons attentivement ses contours, son éclat, si nous sommes capables de ressentir son pouls, d’écouter son histoire – nous emportera-t-il dans un vertige, nous donnant l’impression d’être soudainement ridiculement petits, consumés, bientôt totalement disparus, mais capables de nous rappeler ce mystère : tout vient de là.

Une fois que nous avons ramassé les mégots de cigarettes, les bouteilles, les sacs en plastique, prendre le temps de regarder une plage nous permet de réellement la voir : la première des encyclopédies. L’archive personnelle la plus extraordinaire. Le territoire le plus mystérieux. Les vagues sont des messagères, écrivait la biologiste Rachel Carson. Elles renferment des secrets dans leurs rouleaux. Le sable en est également le gardien. Le tenir dans nos mains, le laisser s’écouler, ce n’est pas regarder le temps passer, c’est observer ce qui peut réveiller ce souvenir inconscient d’avoir été un mollusque, une algue, une éponge, et à partir de là, tout devient possible. À partir de là, l’humanité n’a plus de frontières, Suzan Samanci n’est plus en exil et Sahabettin n’arpente plus seul les rives du grand fleuve.

Alors que le sable passe entre nos doigts, il nous transmet un langage qui contient tout ce dont nous avons besoin pour poursuivre notre étrange voyage et continuer à regarder la mer, à sentir le vent. Et ne jamais cesser d’écouter, jours et nuits si incroyablement vivants, le bruit des vagues.


Journaliste, artiste urbaine qui inscrit les mots d’écrivains sur les murs des villes comme ceux d’Isabelle Eberhardt à Genève, Karelle Ménine a publié en 2022 Nimbe Noir (Travail et Foi) et Bleuir l’immensité (MétisPresses).

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