Au Soudan, l’énigmatique Jantra rend fou les synthés

Au Soudan, l’énigmatique Jantra rend fou les synthés

2023-08-01 15:55:33

Quelque part dans la campagne soudanaise, les gens se réunissent pour une fête. C’est un hennéun mariage, mais les gens sont surtout là pour le concert du maestro Jantra. L’homme est venu tout droit de Fashaga – région située à la frontière du Soudan, de l’Érythrée et de l’Ethiopie – jusqu’aux faubourgs de Khartoum. Il installe son clavier Yamaha bleu et invite la foule à se plonger dans ses mélodies hypnotiques. Assemblant l’univers entre ses mains, Jantra improvise des touches de synthés créant des accords célestes auxquels se fondent les percussions. Les schémas rythmiques tournent en boucle enveloppant la foule dans une transe électronique. Au coucher du soleil, la danse devient plus bruyante, Jantra entraîne les spectateurs dans sa folie. Certains hommes sortent leurs épées au rythme de la musique ; l’un d’eux a un pistolet et tire vers le ciel au climax de la musique. Cette extase générale n’a pas besoin d’alcool, elle est animée par l’énergie de la musique de Jantra et de ses BPM entre 155 et 168. « Je n’oublierai jamais cette fête dans une petite tente avec un incroyable système son » confie Vik Sohonie, fondateur du label Ostinato Records. « Si dans ma vie, je ne devais me souvenir que d’une chose : c’est cette fête. »

Enregistrement obstiné

Sohonie est tombé sur Jantra, surnom qui se traduit par « folie », par la grâce hasardeuse d’une recherche sur Youtube. Né en Inde et installé en Thaïlande, il entraînait son algorithme à trouver de nouveaux sons et de nouveaux artistes lors du premier confinement du Covid-19. Après avoir commencé sa carrière de journaliste peu après la vingtaine, et souvent travaillé avec des maisons de disques, Sohonie a lancé Ostinato Records en 2016. Son idée : rendre palpable sa vision du monde, celle d’un Asiatique, et aborder la musique avec l’oreille des populations majoritaires dans le monde : celles du Sud. « La musique est un outil de narration très puissant qui peut peser dans le débat public», explique Sohonie. « Elle peut remettre au centre les notions d’histoire. Si je présente de la bonne musique, c’est une preuve indiscutable ». Dans sa quête de musique, à travers des pays où personne ne se soucie de la documenter, ses voyages l’ont amené à se rendre au Soudan à quatre reprises. Chaque séjour a abouti à la sortie d’un album sur Ostinato Records, qui célèbre la musique d’une région différente du pays.

Le dernier projet, celui de Jantra, s’appelle Soudan synthétisé – Sons Jaglara électroniques astro-nubiens du métro de Fashaga. Il est sorti au moment où le Soudan plongeait dans une lutte armée opposant forces militaires et paramilitaires. Alors que les infos font état de la guerre et des bouleversements, transformant le Soudan en un récit singulier qui laisse de côté ses richesses et ses cultures, cet album nous rappelle qu’il y a d’autres histoires à entendre que celles racontées par des politiciens bruyants. « La culture musicale du Soudan me rappelle la culture culinaire de l’Asie du Sud », explique Sohonie. « Je pourrais tout simplement créer une maison de disques rien que pour diffuser la richesse infinie de la musique soudanaise. Elle change d’un quartier à l’autre. Vous pouvez rouler dans n’importe quelle direction pendant trois heures et trouver un son complètement nouveau. »

© Ostinato Records
Chantra

Jantra est une icône énigmatique pour les gens de la campagne, et inconnue dans la capitale. Sa dance-music d’un autre monde, le Jaglara, est une création unique. « Il ne veut dire à personne d’où viennent ses mélodies » explique Sohonie. « Il aime disparaître et trouver des inspirations durant ses pérégrinations. Les mélodies viennent à lui. Il dit qu’elles sont un cadeau de Dieu. » L’imagerie afro-futuriste de la pochette de l’album, représentant d’anciennes pyramides nubiennes à côté d’un hôtel Corinthia- l’un des repères à Khartoum- stylisé en ovni, est emblématique du son de Jantra : des rythmes traditionnels mélangés à des touches de synthé éthérées que seul son clavier Yamaha est capable de produire. Au centre, la tête de Jantra flotte parmi les planètes au-dessus du désert, une cigarette à la bouche, coupé en deux par un axe qui paraît l’ouvrir aux révélations de l’univers. Le sous-titre de l’album est inspiré de ses voyages dans l’ancienne Nubie, où il a trouvé l’inspiration en contemplant le cosmos infini dans le ciel nocturne.

La culture du synthétiseur au Soudan a décollé au début des années 2000. Cependant, des techniciens-génies de la bricole existent depuis la fin des années 80, transformant les claviers étrangers en instruments typiquement soudanais qui jouent des notes polyrythmiques. « À Omdurman, il y a un immense cimetière de claviers », explique Sohonie. « Les mécaniciens vont à l’intérieur et bricolent manuellement les claviers pour créer des notes et des rythmes spécifiques. A mille lieux des sons pré-existants que comportait le clavier ». Suivant cette même tradition, Jantra a programmé son Yamaha pour qu’il réponde à son esthétique unique, faite de touches célestes et de rythmes hypnotiques Sayra. « La musique soudanaise est sa seule influence, rien ne vient de l’étranger », affirme Sohonie. Tous les morceaux de l’album sont des permutations du rythme Sayra traditionnel typique des chansons destinées aux hommes lors de leurs mariages, en route vers la maison de la mariée. C’est sur « Jaborouna Jabor », le dernier morceau de l’album, que le Sayra est le plus perceptible.

Une réédition hybride d’un album contemporain

Jantra n’a pas de chansons, ses performances sont des ivresses improvisées qui, exception faite de quelques vieilles cassettes et fichiers audio, n’ont jamais été enregistrées. Lorsqu’il a invité Sohonie et son collègue Janto Koité à cette fête qui les a durablement marqués, ils ont pris soin de se souvenir de ses mélodies afin de pouvoir les recréer plus tard. Ainsi, Soudan synthétisé est un « album contemporain hybride », une compilation de morceaux que Koité a construits avec Jantra. « Il ne pouvait pas se contenter d’enregistrer le clavier. Il a dû extraire les motifs mélodiques individuels, les rythmes et les données MIDI, puis les recréer en studio », explique Sohonie. « Si vous enregistrez le clavier directement au moment où Jantra le joue, vous obtiendrez la chanson dans son intégralité mais vous ne pourrez pas isoler chaque instrument. » Jantra devait donc d’abord jouer les mélodies, puis le rythme, puis les notes d’accompagnement ; Koité a ensuite combiné les différents stems (pistes audio regroupant plusieurs pistes, NDLR) avec les anciens enregistrements et les a assemblés pour en faire des chansons de danse bien construites.

© Ostinato Records

Bien que le frère de Jantra possède un magasin de téléphonie, le maestro lui-même n’a pas de téléphone. Au moment de notre entretien, il n’a pas encore entendu parler de la sortie de l’album : il déambule quelque part en quête d’inspiration. « C’est un homme humble et difficile à joindre. Il a fait l’enregistrement pour nous rendre service », dit Sohonie en riant et en soulignant à quel point c’est un honneur pour le monde d’entendre cette musique organique qui, jusqu’à récemment, était confinée aux rassemblements villageois. On pourrait croire que la crise armée du Soudan éclipserait la sortie d’un album, mais Sohonie pense le contraire. « Le conflit fait rage, mais la musique continue de briller. »



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