Quand l’absurdité de la bureaucratie détruit des vies

Quand l’absurdité de la bureaucratie détruit des vies

La première fois que Simon Croz a réussi à parler à un être humain, après cinq mois à se perdre dans les méandres de la bureaucratie fédérale, c’était le 21 septembre. Cet être humain en question était un agent des services frontaliers du Canada qui lui a donné 60 jours pour quitter le territoire. « La seule personne que j’ai pu rencontrer en cinq mois de démarches, c’est celle qui exécutait la sentence… »

L’agent n’avait pas le choix de signifier à Simon Croz son avis d’expulsion, mais face au désarroi de cet homme, il lui a tout de même conseillé de demander un « examen des risques avant renvoi ». Cette procédure administrative vise à s’assurer que la personne expulsée ne sera pas persécutée dans son pays d’origine. Étant donné que Simon Croz vient de France, on comprend que cela n’a pas de sens : les risques de persécution là-bas sont quasi nuls. La demande d’examen ne servira qu’à gagner du temps. Oui, vous avez bien lu : un représentant de l’État fédéral a conseillé à Simon Croz de ralentir la lourde machine bureaucratique en faisant travailler des fonctionnaires pour rien. Il faudra au moins six mois à ces derniers pour rendre leur décision. Avec un peu de chance, le dossier d’immigration du Français aura entre-temps été résolu par d’autres fonctionnaires…

Absurde, n’est-ce pas ? Malheureusement, cela semble être la chose la plus logique à faire dans l’univers ubuesque du ministère d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC). La vie de Simon Croz s’est effondrée un jeudi matin ordinaire, le 4 mai 2023, lorsqu’il a ouvert un courriel de l’IRCC. « Vous ne détenez pas de statut juridique au Canada et devez donc quitter le pays immédiatement, faute de quoi des mesures exécutoires pourraient être prises contre vous. » Le ministère a refusé de renouveler son permis de travail. Du jour au lendemain, le directeur du cinéma Paralœil de Rimouski, qui vit au Québec depuis 2016, a perdu son statut, son travail, ses revenus, son assurance-emploi, son assurance maladie. Maintenant menacé d’expulsion, il risque de perdre également sa compagne, sa belle-famille, ses amis, son réseau professionnel… Bref, sa vie.

Depuis le mois d’août, le Bas-Saint-Laurent se mobilise pour Simon Croz. Une pétition a recueilli plus de 13 000 signatures. Le député bloquiste se bat pour régulariser sa situation. Les conseils municipaux de Trois-Pistoles et de Rimouski lui ont apporté leur soutien à travers des résolutions. Les médias lui accordent une couverture médiatique à laquelle peu de candidats à l’immigration ont droit. Malgré tout cela, rien ne bouge. Simon Croz ne laisse peut-être pas 2 700 patients dans l’incertitude, comme ces deux médecins des Laurentides dont le cas a été réglé en quelques heures lundi grâce à une intense médiatisation de leur situation. Mais ce Français est considéré comme un acteur clé du monde du cinéma dans le Bas-Saint-Laurent. Son départ serait assurément une perte pour la culture dans cette région touchée par la pénurie de main-d’œuvre, qui essaie tant bien que mal d’attirer des immigrants qualifiés.

Depuis que j’ai publié mon article sur les médecins des Laurentides, je suis submergé de témoignages désespérés. Je pourrais en écrire un livre jusqu’à la fin de l’année. Et cela n’est rien comparé aux bureaux de circonscription des députés fédéraux, qui ressemblent de plus en plus à des annexes de l’IRCC. À tel point qu’une dizaine de députés bloquistes ont embauché une employée à temps plein pour s’occuper des dossiers d’immigration… Ce n’est pas normal. Ce n’est pas aux médias ni aux députés de l’opposition de régler ces problèmes. Lundi, le ministre de l’Immigration, Marc Miller, s’est félicité de la régularisation des dossiers des deux médecins et de leurs enfants. « Oui, la bureaucratie est parfois lourde », a-t-il écrit sur X, « mais c’est grâce au travail des fonctionnaires et non des politiciens que nous avons pu rectifier le tir. » Cependant, il me semble évident que le tir n’aurait pas été rectifié, du moins pas aussi rapidement, si les médias ne s’étaient pas intéressés à cette affaire.

Depuis cinq mois, Simon Croz a essayé de contacter un agent de l’IRCC à de nombreuses reprises pour rectifier sa propre situation, en vain. Il affirme avoir d’abord envoyé sa demande de renouvellement de permis de travail ainsi que sa demande de résidence permanente dans les délais impartis. Cependant, ces documents lui ont été renvoyés car le ministère n’acceptait plus les dossiers papier après une transition numérique majeure. Simon Croz a donc recommencé les démarches et a soumis ses demandes à nouveau, cette fois par voie électronique. Cependant, l’IRCC estime qu’il a dépassé les délais requis. « Ils n’ont jamais voulu reconnaître que j’avais envoyé les documents papier à temps. » « Monsieur Croz a soumis une demande de permis de travail en ligne le 11 décembre 2022, après l’expiration de son statut de résident temporaire le 22 août 2022, et après la période de 90 jours pendant laquelle les personnes peuvent demander le rétablissement de leur statut », m’a écrit un porte-parole de l’IRCC. Sa demande de permis de travail a donc été refusée car Monsieur Croz ne remplissait pas les exigences réglementaires.

Si M. Croz n’a pas pu parler à un agent d’immigration, c’est parce que les points de service ont été fermés après la transition numérique. Le centre d’appels, lui, ne répond pratiquement jamais. Même la ligne téléphonique permettant aux députés fédéraux de contacter directement un agent a été supprimée. En d’autres termes, un immigrant qui commet une erreur, même mineure, a très peu de moyens de la corriger. Les conséquences peuvent aller jusqu’à son expulsion. « Mon dossier fait plusieurs centimètres d’épaisseur », raconte Simon Croz. « Il y a des dizaines de formulaires à remplir. Mais dès qu’il y a le moindre problème, tout le système s’effondre. » Il se considère chanceux d’avoir autant de soutien. « Je pense à tous ceux qui n’ont pas de voix et qui abandonnent le processus. Je ne suis qu’un arbre perdu dans la forêt… On est juste des numéros, mais les décisions prises par l’IRCC ont un énorme impact sur nos vies et nos communautés. »

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