« L’origine, c’est un peu un accident. » C’est ainsi que Martin Panchaud, Fauve d’or 2023 du festival de BD d’Angoulême, décrit ses débuts. Dyslexique, il voit, enfant, dans les livres un « monde hostile » et se tourne vers la BD. « J’ai eu une révélation. Ces images mises en séquences, c’est quelque chose que je pouvais lire. »
Dans son école de Genève, le jeune Martin Panchaud est très vite catégorisé « mauvais élève » à cause de ses notes. « Alors que j’ai plutôt une tête de premier de la classe avec mes lunettes », rit-il, malgré la rancœur. « J’ai une colère sourde envers l’institution, dans laquelle il n’y a pas de plan B, pas de place pour la singularité. Donc j’ai cumulé 10-15 ans d’échec scolaire total. »
« Raconter du point de vue du graphiste »
Il finit par suivre des études de graphisme « très rigoureuses »qui seront alors les fondements de son style. « Quelque part y a eu plein de repoussoirs qui m’ont amené à créer mon propre système. C’est toujours l’intérêt de l’échec. » Le voilà, « l’accident ».
Dans son cercle d’amis, de nombreux fans de BD. Martin Panchaud découvre de nouvelles approches, « alors que je partais d’une culture très basique, qui allait des Tuniques bleues à Léonard en passant par Tintin et Blake et Mortimer ».
Il est aussi passionné d’informatique : code, animation, modélisation, infographie. En 2008, Martin Panchaud développe un collectif avec des artistes variés, pour expérimenter « de nouvelles voies » de la BD. L’objectif : raconter une histoire en séquences, texte et images, peu importe le format.
« Dans ce cadre-là, je me suis dit : je vais raconter du point de vue du graphiste. Quelque chose de très soigné typographiquement parlant et très épuré. » Ses formes géographiques prennent vie et très vite, il y voit « un potentiel narratif extraordinaire ».
Des personnages à imaginer
Son style sans précédent s’appuie notamment sur des personnages originaux : des ronds de couleur, sans corps, sans visage, sans expression. « Un théoricien, Scott McCloud, disait : il y a un spectre entre le smiley et le portrait réaliste. Moi j’ai pris un point à côté du smiley. Comme Saint-Exupéry : le mouton que tu veux est dans la boîte. Eh bien, le personnage que vous voulez, il est dans le rond, à vous de l’imaginer. »
Un procédé efficace. Au fil de la lecture, des visages apparaissent sur les protagonistes. Non pas sur le papier, mais bien dans la tête du lecteur. Tout est une question de perception, basée sur des cercles colorés, d’où le titre de l’ouvrage, La couleur des choses.
Les personnages sont représentés par des ronds colorés.
© Capture d’écran « La Couleur des choses »
Un pacte avec le lecteur
Dans ce récit initiatique, qui se passe en Angleterre, le jeune Simon, victime de harcèlement, rencontre une voyante qui lui révèle le nom des chevaux gagnants d’une célèbre course hippique. Il gagne 16 millions de livres, mais en rentrant chez lui, trouve sa mère dans le coma et son père a disparu.
S’ensuit alors une enquête, ponctuée d’humour mais aussi d’épisodes violents. Alors que Simon est dépeint comme un héros attachant dans un rôle de victime, la figure du père est extrêmement brutale.
« Il y a une statistique qui m’a glacé le sang : si vous deviez mourir assassiné, il y a neuf risques sur dix que ce soit par quelqu’un que vous connaissez »explique l’auteur, marqué aussi par les chiffres des féminicides et de la violence conjugale.
Le bédéiste a donc amené « des émotions fortes là où il y a un minimum de formes ». « Je demande beaucoup au lecteur pour entrer dans mon univers. Si je mets de jolis dessins compliqués qui n’ont pas de sens, il va poser le livre et passer à autre chose. »
D’autant plus que Martin Panchaud ose des schémas parfois très techniques. « J’ai une appétence pour ce type d’images. Au musée, je peux m’arrêter longtemps devant le plan d’évacuation. J’y vois une certaine angoisse, alors qu’on nous explique comment quitter le bâtiment au plus vite. » Même dans les plans, il y a une histoire.
Ovni pour les spécialistes, livre « magique » pour Alexandre Astier, président du jury du festival d’Angoulême, La couleur des choses « peut paraître pédant, un peu intello, mais je n’y parle pas de sujets abscons. Il y a des archétypes, je place des repères connus », argumente Martin Panchaud.
C’est ce qui permet ce « pacte interprétatif, comme disait Umberto Eco : le texte est un tissu de trous que le lecteur doit combler. C’est dans ces détails-là que la charge émotionnelle peut se fixer, et qu’on peut récompenser le lecteur pour son travail de déchiffrement. »
« La couleur des choses » de Martin Panchaud (éditions ça et là), 24 €.
2023-02-08 11:00:00
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