La Cour suprême des États-Unis : enjeu et arbitre de l’élection du 5 novembre

Les élections américaines se déroulent dans un climat électrique. En cas de conflit entre les deux candidats, il pourrait revenir à la Cour suprême d’être l’arbitre du choix du nouveau président.

Par François-Henri Briard et Stéphane Bonichot.

François-Henri Briard est avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation et président de l’Institut Vergennes qu’il a fondé en 1993 avec le juge de la Cour suprême Antonin Scalia. Stéphane Bonichot est avocat au Barreau de Paris. Spécialistes des Etats-Unis, ils sont tous deux partenaires du Cabinet Briard, Bonichot & Associés.

Les élections américaines du 5 novembre se dérouleront une nouvelle fois dans un climat de polarisation politique extrême, qui laisse présager de possibles protestations. Les tribunaux, la Cour suprême ou encore le Congrès pourraient être appelés à se prononcer en cas de refus par l’un ou l’autre des candidats des résultats du vote. En théorie, la Cour suprême n’a aucune compétence en matière d’élections ; la Constitution du 17 septembre 1787 qui l’a instituée est muette sur ce point. En pratique, ce sont les juges étatiques qui sont appelés à trancher les litiges électoraux. Cependant, lors de l’élection de 2000, opposant le républicain George W. Bush au démocrate et vice-président sortant Al Gore, et alors que la plus grande confusion régnait sur le décompte des voix dans quatre comtés de Floride, la Cour suprême s’est auto-initiée le 9 décembre pour interrompre le scrutin. le recomptage manuel des votes dans cet Etat et geler le résultat en faveur du candidat républicain, qui disposait de 327 voix d’avance. Les arguments avancés étaient de deux ordres : garantir l’égalité de traitement des citoyens devant la loi au nom de «la clause d’égalité de protection » (ce que les modalités du recomptage décidé ne permettaient pas) et respecter le calendrier électoral, qui imposait un délai pour la présentation des listes électorales.

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Cette décision aux conséquences majeures (qui a effectivement permis d’élire le président Bush) a été prise à la majorité simple. Défendue et argumentée par le juge Antonin Scalia, elle n’avait, à l’époque, fait l’objet d’aucune contestation directe tant la légitimité de l’institution était importante. Al Gore, à la lecture du jugement, a immédiatement reconnu sa défaite. Gardienne du droit fondamental américain et institution régulatrice de la démocratie américaine, la Cour est sans aucun doute la cour suprême la plus puissante jamais constituée dans l’histoire de l’humanité. Ses membres, six à l’origine, neuf depuis 1869, sont nommés à vie, et ils ont, selon les mots d’Alpheus Thomas Mason, le pouvoir « envoyer en enfer le Congrès, le Président et les gouverneurs des États “. Mais depuis le début du millénaire, un climat de défiance à l’égard des institutions s’est développé (des deux côtés de l’Atlantique, etc.), et il n’épargne plus la Cour suprême, qui fait désormais l’objet de questions inédites.

Ces défis pour l’institution portent moins sur l’étendue de ses attributions que sur son essence même, à savoir sa composition, le système de désignation de ses membres et leur éthique. Le juge Stephen Breyer, grand francophile, a remarquablement relativisé le risque de politisation que peuvent susciter les décisions de la Cour dans son ouvrage « TheL’autorité de la Cour suprême au péril de la politique “. De manière extrêmement significative, le président Joe Biden a dévoilé le 29 juillet un projet de réforme radicale de la Cour, qui prévoit notamment de limiter le nombre de mandats des juges (18 ans maximum et nomination de deux nouveaux membres tous les deux ans). Ce projet , qui n’a aucune chance d’aboutir en l’état faute de consentement du Congrès, s’est accompagné d’une dénonciation de « un extrémisme qui mine la confiance du public dans les décisions des juges », visant implicitement la décision du 24 juin 2022, abrogeant l’arrêt Chevreuil/Wade (qui portait sur l’avortement) ainsi que la décision du 1er juillet 2024 sur l’immunité présidentielle de Donald Trump.

Le risque de politisation

Joe Biden, il est vrai, n’en est pas à son coup d’essai. Déjà en 2021, dans les semaines qui ont suivi son élection, il proposait d’augmenter le nombre de juges pour « limiter » la capacité accidentelle d’un président à façonner les équilibres politiques au sein de la Cour suprême. Trois juges – Neil Gorsush (en avril 2017), Brett Kavanaugh (en octobre 2018) et Amy Correy Barrett (en octobre 2020) – venaient d’être nommés par son prédécesseur Donald Trump, au cours de son mandat de quatre ans. La situation, tout à fait fortuite, mais sans précédent, avait clairement déplacé le centre de gravité de la Cour vers le conservateurs et alimenté les critiques sur la politisation de l’institution. Le débat n’a en réalité rien de très nouveau ; elle refait surface périodiquement, la non-coïncidence entre majorité politique et orientation supposée des membres de la haute cour étant assez courante aux Etats-Unis, où les mandats de l’exécutif sont courts et les alternances fréquentes. Cette non-coïncidence participe à l’équilibre des pouvoirs. Dans les années 1930, le pouvoir exécutif, alors dirigé par le président Franklin D. Roosevelt, a croisé le fer avec la Cour sur la question des droits de l’homme. Nouvelle donne et avait lui-même tenté, sans succès, de diluer la majorité de la Cour en augmentant le nombre de ses membres (« emballage du tribunal »)…

La force des attaques auxquelles est actuellement confrontée l’institution, et la polarisation des esprits qui en résulte, doivent cependant nous conduire à nous poser la question de la politisation des décisions de la Cour, et à réexaminer les fondements du système de nomination de ses membres.

« Clause de nomination » donne au président des États-Unis le pouvoir de nommer les membres de la Cour suprême. Cette prérogative est essentielle, mais dans ce processus, le Président n’est pas seul. Le conseiller juridique de la Maison Blanche, le ministère de la Justice, les parlementaires peuvent lui suggérer un nom, lui présenter des listes. Le puissant Association du Barreau américain possède depuis longtemps une capacité d’influence notable. Il est aujourd’hui supplanté par le Société fédéralisteet groupe de réflexion attaché à une vision originalistequi vise à être fidèle aux idéaux des « Pères fondateurs de la Constitution » et aux libertés individuelles. Les membres de la Cour suprême doivent être des professionnels du droit, des professeurs ou, le plus souvent, des juges ou des avocats fédéraux. Leur nomination doit être validée par le Sénat, qui soumettra les candidats à des enquêtes approfondies et à un barrage de questions lors des auditions. Les candidats doivent se soumettre à une enquête du FBI, rendre compte de leur vie privée, de leurs liens politiques et associatifs, de leur compétence professionnelle, de leur vision de la séparation des pouvoirs et de la politique jurisprudentielle de la Cour. Le tout sous l’œil des médias.

La question de la nomination des juges

Le processus peut prendre plusieurs mois et s’apparente à un parcours du combattant. Le système présente donc de solides garde-fous qui empêchent un président de nommer à la légère une personnalité non qualifiée ou trop engagée. Une dizaine de nominations furent également reportées, par exemple en octobre 1987, lorsque le juge libertaire Robert Bork, proposé par Ronald Reagan, fut rejeté par un vote hostile de 58 sénateurs, dont six républicains (la majorité des trois cinquièmes était alors requise pour la confirmation). voter). Au contrairela confirmation par le Sénat confère aux juges une double légitimité, emprunte autant à l’exécutif qu’au législatif, et une autorité sans précédent[i].

La combinaison du principe d’intangibilité et de la règle de nomination à vie est essentielle à l’impartialité et à l’indépendance des membres de la Cour. Le caractère irrévocable de leur nomination les soustrait à l’influence de celui qui les a nommés. Le caractère perpétuel de leur fonction constitue une garantie supplémentaire, le juge n’ayant pas à se soucier de l’impact des décisions qu’il pourrait prendre sur la suite de sa vie professionnelle. Ainsi, en juin 2012, le Juge en chef (président) John Roberts, ancien avocat nommé par George W. Bush, a-t-il pu se prononcer en faveur de la constitutionnalité de laObamacarela réforme de l’assurance maladie défendue par Barack Obama. La Cour suprême, malgré sa majorité conservatrice, a récemment réalisé une avancée sociétale en confirmant l’interdiction de toute discrimination à l’égard des homosexuels et des transgenres en matière d’emploi (arrêt Bostock contre le comté de Claytonjuin 2020). La fameuse décision Dobbs contre Jackson du 24 juin 2022, qui a suscité tant de commentaires, doit être analysé au regard de la Loi. Contrairement à ce qui a été dit et écrit de ce côté de l’Atlantique, la Cour ne s’est pas prononcée sur l’avortement ni sur le droit à la vie. Elle s’est limitée au texte de la loi fondamentale, constatant que la Constitution de 1787 ne contenait aucun élément susceptible d’établir un droit à l’avortement. Dans son jugement, la Haute Cour se limite à considérer que la décision sur cette question appartient au peuple et à ses représentants dans les 50 États qui composent la Fédération.[ii].

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Lignes de démarcation doctrinales

Il faut se méfier des lectures simplistes qui consistent à présenter les décisions de la Cour comme idéologiques et non comme fondées sur le droit. En réalité, les lignes de démarcation sont essentiellement doctrinales. Les juges dits conservateurs ne veulent pas donner une interprétation constructive des textes fondateurs. Ils font partie du courant deoriginalismequi consiste à lire la Constitution telle qu’elle est, sans l’interpréter, mais au contraire l’appliquer dans le sens des Pères Fondateurs. Cette approche est totalement antithétique à la doctrine de droit vivantqui repose sur une interprétation extensive en fonction de l’évolution du contexte et des mœurs. Cette vision, défendue par les progressistes, est aujourd’hui la vision dominante en Europe – ce qui explique peut-être, incidemment, notre difficulté à comprendre sans caricature le débat juridique américain contemporain. L’opposition entre originalisme et droit vivant renvoie également à des différences d’appréciation très nettes sur la répartition des rôles entre États fédérés et État fédéral.

En conclusion, le climat de défiance actuel, même s’il constitue un enjeu, ne devrait pas être de nature à peser sur la jurisprudence de la Cour suprême, pas plus que la victoire de l’un ou l’autre des candidats. Les juges resteront jusqu’au bout impartiaux et indépendants, car ils se savent les défenseurs de l’équilibre institutionnel américain. A ce propos et notamment, il faut noter que Kamala Harris s’est abstenue de critique directe de l’institution, consciente qu’elle est de son rôle dans l’équilibre de la Fédération. De même, tout porte à croire que la Cour ne tombera pas dans une lecture partisane d’un contentieux électoral. Si ses membres ont été contraints d’intervenir en dernier recours – une démarche qu’ils ont refusé de franchir en 2020, malgré les appels pressants de certains partisans de Donald Trump –, tout porte à croire qu’ils seront extrêmement prudents et que leur décision sera exclusivement légal. La Cour aura sans doute à l’esprit les propos du juge J. Souter dans son opinion dissidente en 2000 : « Peut-être ne connaîtrons-nous jamais avec certitude l’identité du vainqueur de l’élection présidentielle de cette année ; mais l’identité du perdant est parfaitement claire : c’est la confiance de la nation dans le juge en tant que gardien impartial de l’État de droit. »…

[i] François-Henri Briard, La nomination des membres de la Cour suprême des États-Unis, Nouveaux papiers du Conseil constitutionnel, 2018/1, n°58, pages 59 à 70

[ii] François-Henri Briard, Le Figaro, 25 juin 2022, « l’avortement, ce que la Cour suprême américaine a vraiment dit »

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