Sélectionné pour le Prix littéraire « Le Monde »
C’est sans doute le texte le plus personnel d’Amélie Nothomb, le plus risqué aussi. Avec Psychopompela romancière livre une « autobiographie aviaire » dans laquelle elle proclame son amour des oiseaux pour faire de l’envol mais aussi de la chute les obsessions qui depuis toujours la mettent en mouvement. Elle définit le style comme l’ensemble des techniques qu’un auteur développe pour « empêcher sa phrase de sombrer ». Surtout, elle revient sur plusieurs épisodes où elle-même a failli s’effondrer, la littérature devenant alors cette force qui permet de se maintenir un peu au-dessus du vide.
Vous écrivez que l’oiseau est « la clé » de votre existence. Pourquoi avoir attendu ce trente-deuxième roman pour le célébrer ?
Parce qu’il m’a fallu longtemps pour m’en apercevoir. D’abord, il a fallu l’agression de mes 12 ans et ma période d’anorexie : cela a été ma première expérience de psychopompe. A ce moment-là, j’ai tué quelqu’un en moi et j’ai rapporté les restes, qui sont devant vous aujourd’hui. Ensuite, il a fallu commencer à écrire et, de même qu’il a fallu trois cents millions d’années au dinosaure pour se mettre à voler, il a fallu du temps pour que mon écriture ressemble à quelque chose. Récemment, j’ai publié Soifpuis Premier a chanté [Albin Michel, 2019 et 2021] : des gens m’ont dit que j’avais écrit le fils et le père. Ne manquait plus que le Saint-Esprit, c’est-à-dire le psychopompe, qu’on représente en général par un oiseau.
Vous venez de faire allusion au viol que vous avez subi à l’âge de 12 ans, au Bangladesh, où votre père était ambassadeur. Dans votre livre, vous y consacrez des lignes à la fois brèves et métaphoriques : « Ce fut alors que les mains de la mer s’emparèrent de moi »… Est-ce une manière de protéger la singularité de ce que vous avez vécu ?
La première fois que j’en ai parlé, c’était en 2004. Les réactions avaient été soit absentes, soit abominables. Un monsieur m’a lancé : « Je suis déçu, donnez-moi les détails. » Un très éminent critique littéraire m’a dit : « Si ce n’est pas vrai, c’est bien trouvé. » Aujourd’hui, on est dans le monde d’après [#metoo]. J’ignore si ce monde est mieux, mais au moins on sait qu’on ne dit pas de telles choses. Et, pour moi qui viens du monde d’avant, ces quelques lignes, c’est déjà énorme. Je suis au bout de mes forces, au maximum du dire. Si j’en disais davantage, je décrirais la douleur, et l’écriture doloriste, j’en suis incapable. Quand j’étais petite, la souffrance était quelque chose dont on ne parlait pas à la maison. La souffrance, c’était impoli. Cette agression, je m’en souviens très bien, j’en ai la mémoire et les sensations, mais à l’époque elle n’a fait l’objet d’aucun commentaire, elle a été frappée d’irréalité. Les témoins sont restés silencieux, sauf ma mère, qui a dit : « Pauvre petite. » Ce n’est pas grand-chose, mais pendant des années ce fut la seule garantie que l’agression avait eu lieu. Dans les années 2000, ma psy m’a dit : « Vous savez, votre témoignage suffit », et ç’a été une parole très importante. Je n’aurais jamais cru que j’étais un témoin digne de foi.
Il vous reste 62.54% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.
dans un article qui peut se classer haut dans Google.
#Décrire #douleur #jen #suis #incapable
publish_date]