ce qui est vraiment central dans l’éducation de L. Benadusi et O. Giancola – Mondoperaio

ce qui est vraiment central dans l’éducation de L. Benadusi et O. Giancola – Mondoperaio

Le retour sur la scène publique et dans l’arène politique du terme méritocratie repose sur un malentendu évident, sinon sur une véritable manipulation de l’usage originel du terme. Michael Young a introduit le terme « méritocratie » dans un livre de 1958 (The Rise of Meritocracy, New York, Transaction Publisher United) qui racontait l’histoire hypothétique d’une communauté où, à la suite d’une révolution, un système rigoureux de méritocratie égalitaire qui, après la première l’enthousiasme, avait provoqué de profondes tensions sociales qui ont finalement abouti à sa démolition. Outre l’exercice de l’imaginaire sociologique, le texte de Young est célèbre pour la définition de la méritocratie encore la plus répandue aujourd’hui : mérite = talent naturel + effort (ou effort). En réalité, le principe méritocratique, contrairement au principe aristocratique fondé sur l’hérédité, s’entremêle avec l’une des déclinaisons possibles de l’idée d’égalité : l’égalité des chances. Une déclinaison qui implique la remise à zéro des inégalités sociales dans le passage d’une génération à la suivante, un réalignement des chances comme préalable indispensable à une compétition qui se joue uniquement au mérite et qui aboutit grâce à cela à une production équitable, plutôt qu’inégale reproduction des inégalités. D’où la centralité de l’éducation, véritable fondement d’une société méritocratique, puisque ce n’est qu’après que l’école a annulé l’impact du milieu socio-familial sur les compétences (et les parcours scolaires) des nouvelles générations qu’elles peuvent entrer dans l’arène des compétitions méritocratiques – le marché du travail in primis – ne s’appuyant que sur les ressources personnelles, qui se résument pour la plupart au binôme talent (naturel) + engagement (ou effort). Il y avait un large consensus sur cette interprétation dans le monde occidental, même dans des contextes culturellement et politiquement éloignés.

Mais à côté de cette déclinaison de la « méritocratie », il en existe pourtant une très répandue, plus qu’on ne l’imagine et pleine d’implications pour l’équité et la justice sociale. C’est la version la plus naïve de la méritocratie, d’un type exclusivement procédural qui la rapproche de ce que Rawls, dans sa typologie des conceptions de la justice, définit comme la « compétition naturelle ». On pourrait même qualifier cela de forme de darwinisme social. Dans ce cas, la méritocratie ne signifie pas l’égalité des chances et la mobilité sociale, mais plutôt la sélection des meilleurs et la recherche de l’excellence dans les différentes sphères sociales, de l’éducation au travail, de l’économie à la politique, grâce à des mécanismes concurrentiels, indépendamment de la correction initiale invoquée par les tenants de l’égalité des points de départ. Cette vision repose sur un défaut épistémique : d’une part la surestimation de l’autonomie et de la responsabilité de l’individu et d’autre part la sous-estimation, voire la méconnaissance, des conditionnements issus des contextes dans lesquels l’individu se trouve à agir. Au-delà de l’égalité des chances et de la mobilité sociale, nous nous limitons en effet à poursuivre la sélection des meilleurs et la poursuite de l’excellence dans les différents secteurs sociaux.

Mais si définir le mérite et donc la méritocratie pose problème, il est tout aussi difficile d’identifier une conception et une définition univoque de l’équité. L’équité est en effet un terme polysémique puisque dans certains usages elle s’oppose clairement au terme égalité, dans d’autres elle l’incorpore, lui donne un sens plus large et l’inscrit dans un cadre conceptuel plus riche et plus problématique. Deux grands théoriciens de la justice ont largement contribué à ce cadre conceptuel : John Rawls et Amartya Sen.

La première conçoit la justice comme équité et propose à nouveau l’égalité sociale des chances comme l’un (pas le seul) des principes sur lesquels structurer l’ordre social « juste ». La seconde est consciente du relativisme implicite dans le concept même d’égalité (« égalité de quoi ? »), puisque les prédicats d’égalité peuvent entrer en conflit : égaliser un objet, par exemple le revenu, peut être en contradiction avec en égaliser un autre, par exemple la relation entre les cotisations et la rémunération. Il s’ensuit que l’égalité n’est pas toujours et automatiquement identifiable à la justice et à l’équité, mais qu’il faut se demander si une certaine égalité ou une certaine inégalité peut être considérée comme plus ou moins juste. Pour se prononcer sur la justice d’un ordre social donné, il faut regarder non seulement comment un bien, par exemple l’éducation, est réparti entre différentes catégories sociales (classes, sexes, ethnies, etc.) dans un temps donné, mais également de considérer les effets que cette distribution génère dans un temps ultérieur en termes d’avantages/désavantages pour des catégories spécifiques de sujets (Rawls) et également de considérer la dynamique globale de ce bien (Sen). D’où l’invitation à ne pas séparer, dans le jugement des choix sociaux, le plan de répartition, considéré statiquement et identifié avec équité, du plan des effets et de l’efficacité. Il est donc essentiel de clarifier et de distinguer les relations entre mérite, équité (comprise comme principe de justice) et égalité.

Pour ces raisons, dans le domaine de l’éducation l’importance cruciale de l’équité est un principe cardinal pour la justice mais aussi pour la cohésion sociale et le développement des individus et de la société. L’équité peut être déclinée en au moins trois dimensions fondamentales (auxquelles d’autres peuvent s’ajouter). Comme évoqué plus haut, ceux-ci se traduisent synthétiquement dans le confinement des disparités entre individus, dans la réduction des inégalités inter-catégorielles et dans l’atteinte d’un seuil minimum de scolarité et, plus pertinent encore, de compétences effectivement possédées. Il n’est pas possible d’assumer le mérite comme critère directeur si l’équité dans les formes susmentionnées n’y est pas associée, surtout si l’on suppose les résultats académiques ou les résultats à des tests textuels standardisés comme critère d’évaluation du mérite. Les résultats, qu’il s’agisse de notes ou de résultats d’examens, sont le résultat d’un réseau complexe de facteurs, essentiellement de nature attributive mais aussi dus aux contextes (social, scolaire, culturel, géographique/urbain) et aussi à des éléments de pur hasard.

Des enquêtes internationales montrent Ce la dépendance des résultats, tant en termes d’apprentissage (académique/réussite scolaire) combien de titre atteint (niveau de scolarité), par des facteurs liés à la force d’inertie de l’hérédité familiale (Giancola et Salmieri, 2022), les différences entre les catégories (sexe biologique, orientation sexuelle, origine migratoire ; Lucas et Beresford, 2010), la structure des systèmes éducatifs (Benadusi et Giancola, 2014). Certes, les motivations, les attitudes, l’effort individuel (en termes deeffort mentionné par Michael Young, repris plus tard par beaucoup d’autres), mais il faut considérer que même ces caractéristiques ne sont pas indépendantes des facteurs ascriptifs et contextuels. Pour cette raison, si la notion de « mérite » est écrasée sur celle de « résultat », elle ne peut être qu’une mesure complètement fallacieuse. De plus, admis et non admis, que le résultat puisse être purgé d’effets parasites, il reste à se demander si la tâche de l’école est de récompenser les différences dans les réalisations des individus mais plutôt d’élever le niveau moyen des résultats, en minimisant la proportion d’élèves sous le seuil (les soi-disant “low performers” ou “underachievers”). L’hypothèse d’un arbitrage entre amélioration des résultats moyens et sélectivité concurrentielle est largement démentie par les données internationales. Les données produites dans le cadre de PISA, par exemple, montrent que les systèmes éducatifs avec une plus faible proportion d’élèves en dessous du seuil sont aussi ceux qui ont les meilleures performances moyennes et même la plus forte proportion d’excellents élèves (les “top performers”) : les cas nationaux en ce sens qui concilient équité, efficacité et inclusion comme le Canada, la Finlande, le Danemark (OCDE, 2018; Giancola, 2019).

Au fond, la question de l’élimination, ou du moins de l’endiguement, des inégalités qui conditionnent fortement la réussite scolaire, les possibilités de mobilité sociale et les parcours de vie individuels doivent nécessairement précéder la notion floue de mérite. Dans le domaine de l’éducation, l’attention devrait se porter principalement sur les politiques d’équité (Benadusi et Giancola, 2021) comme les interventions d’accueil de la petite enfance (puisque les inégalités scolaires sont générées dans cette phase puis s’accroissent tout au long de la vie), l’allongement et l’enrichissement du temps scolaire ou encore les politiques redistributives en faveur des écoles et des quartiers défavorisés. A côté de celles-ci, des actions d’orientation, d’accompagnement et de motivation des étudiants sont nécessaires (tant sur les apprentissages que sur les perspectives d’avenir), des politiques publiques d’investissement dans des services culturels accessibles et utilisables (pour pallier l’énorme hétérogénéité entre espaces et territoires) . Enfin, il est nécessaire d’intégrer les politiques et les interventions dans le domaine de l’éducation aux politiques sociales. Reste alors à se demander quelle est la mission principale de l’école et du système éducatif. Du point de vue de l’essor d’une société démocratique, il s’agit avant tout – surtout dans les niveaux de l’enseignement fondamental et moyen – de former des citoyens actifs et conscients plutôt que d’opérer une sélection compétitive. Une partie cruciale se joue sur ce terrain pour l’avenir des nouvelles générations et de la société en général.

(n.189 du 14 mars de la revue Il Menabò d’éthique et d’économie)

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