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Comment trouver la joie dans une vie de Sisyphe – Arthur C. Brooks

Comment trouver la joie dans une vie de Sisyphe – Arthur C. Brooks

19 mars 2023 08:57

Sisyphe, le roi de Efira, était célèbre dans la mythologie grecque pour son ingéniosité ; en fait, il était si intelligent qu’il a trompé la mort deux fois, provoquant la colère des dieux. Ils ont riposté en condamnant Sisyphe à un supplice éternel dans le monde souterrain : il a dû faire rouler un énorme rocher jusqu’au sommet d’une colline. Arrivé en haut, le rocher redescendit et il dut tout recommencer, sans fin.

De nos jours, toute tâche qui combine ennui, lutte, stress et futilité peut être qualifiée de “torture de Sisyphe”. Pensez au soi-disant cône de conduit, c’est-à-dire ceux qui travaillent pour un service client et qui sont chargés de gérer des personnes en colère à longueur de journée, alors que les conditions qui créent cette agression client ne changent jamais. J’ai utilisé cette expression pour décrire mon ancien métier de corniste dans un orchestre symphonique professionnel (fait à 99% d’ennui et à 1% de terreur). On pourrait dire aussi que toute la vie est un supplice de Sisyphe : on mange pour avoir à nouveau faim et on prend une douche pour se salir à nouveau, jour après jour, jusqu’au bout.

Absurde, n’est-ce pas ? Albert Camus, philosophe et père de toute une école de pensée appelée absurdisme, le pensait. Dans son livre de 1942, Le mythe de Sisyphe, Camus identifie en Sisyphe l’icône de l’absurde, notant que “son mépris des dieux, sa haine de la mort et sa passion de la vie lui valent cette douleur indicible dans laquelle tout l’être est tendu vers le ne rien faire”. Si cela ne vous donne pas envie d’allumer une cigarette sans filtre, je ne sais pas ce que ça donne.

Changer de perspective
Il serait facile de conclure qu’une vision absurde de la vie exclut le bonheur et conduit toute personne ayant un peu de bon sens à désespérer de son existence. Pourtant, dans son livre, Camus conclut qu’« il faut imaginer Sisyphe heureux ». Cela peut sembler impossible, mais en réalité, cette tournure inattendue dans la philosophie de vie et de bonheur de Camus peut vous aider à changer de perspective et à voir vos luttes quotidiennes d’une manière nouvelle et plus équilibrée.

La souffrance et le malheur infinis sont compris comme les thèmes dominants de la vie dans les philosophies orientales et occidentales. La première noble vérité du bouddhisme est que la vie est souffrance. De même, le philosophe chrétien du XVIIe siècle, Blaise Pascal, a écrit à propos de notre « malheur constant » et de nos efforts futiles pour le combattre : « Les êtres humains recherchent le repos en luttant contre les difficultés ; et quand ils les ont conquis, le reste devient insupportable ». Dans les deux traditions, le bonheur n’est qu’une brève interruption dans le triste rythme de la vie.

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Au lieu de désespérer de la futilité de la vie, Camus nous dit d’accepter sa taille ridicule

Compte tenu de la vision absurde de Camus, on pourrait penser que l’auteur approuve une telle perspective, dans la conviction de la laideur naturelle de la vie. Mais ce n’est pas le cas. Tout à fait le contraire est vrai. Dans son livre, Camus reconnaît la futilité de la tâche de Sisyphe et ses parallèles évidents avec notre vie ordinaire. Mais il soutient que malgré les difficultés de ce monde, et apparemment contre toute attente, les êtres humains connaissent régulièrement le vrai bonheur. Les gens dans des circonstances difficiles se prélassent dans l’amour les uns pour les autres. Ils aiment les récréations simples. Même Sisyphe était heureux, selon Camus, car « son propre effort pour atteindre un sommet suffit à remplir le cœur d’un être humain ». En termes simples, il avait quelque chose qui l’occupait.

Cette conclusion conduit Camus à une stratégie de vie en totale contradiction avec la plupart des philosophes existentialistes des deux derniers siècles. Au lieu de désespérer de la futilité de la vie, Camus nous dit d’accepter sa taille ridicule. C’est le seul chemin vers le bonheur, l’émotion la plus absurde de toutes, compte tenu des circonstances dans lesquelles nous vivons.

Nous ne devrions pas essayer de donner un sens cosmique à nos routines incessantes : acheter, dépenser, manger, travailler, pousser nos petits rochers sur nos petites collines, dit-il. Au lieu de cela, nous devrions rire à haute voix qu’il n’y a pas de sens, et être toujours heureux. Le bonheur, pour Camus, est une déclaration d’indépendance existentielle. Au lieu de conseiller “ne t’inquiète pas, sois heureux”, il propose un insoumis “dis à l’univers de se tourner ailleurs, sois heureux”.

Si accepter le ridicule vous semble impossible, Camus dit que c’est uniquement à cause de votre orgueil. “Ceux qui placent leurs principes avant leur bonheur refusent d’être heureux en dehors des conditions qui leur paraissent essentielles pour qu’il le soit”, écrit-il. quelques années après son essai sur Sisyphe. De plus, « s’ils se trouvent heureux, ils se trouvent impuissants, malheureux parce qu’ils ont été privés de leur malheur ». Le conseil pratique qui suit est clair : si vous avez un moment de bonheur inexplicable dans un monde difficile, vivez-le sans trop y penser.

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Nous devrions pouvoir faire mieux que de compter sur la sérendipité pour obtenir un bonheur occasionnel. La réalité est que chacun de nous peut consciemment mettre en pratique l’absurdité de Camus pour se forger une vie plus heureuse. Voici trois façons pratiques de trouver le bonheur dans le ridicule.

Lorsque vous ressentez une insatisfaction existentielle – un sentiment que tout n’a pas de sens – abandonner peut sembler la stratégie la plus simple. Mais c’est là que l’appel à la rébellion de Camus devrait entrer en jeu. On ne peut pas nécessairement changer sa perception du monde, mais, comme je l’écrivais, on peut certainement changer sa façon de réagir à cette perception. Gérez le sentiment de désespoir avec une devise personnelle, telle que “Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais je sais que je suis vivant en ce moment et je ne vais pas gâcher ce moment.” Dis-le à voix haute pour que tu puisses entièrement compris et en connaissance de cause.

Cherchez des occasions de faire du bien

Le sentiment d’inutilité grandit lorsque vous vous concentrez sur les grandes choses que vous ne pouvez pas contrôler – les guerres, les catastrophes naturelles, la haine – au lieu des petites choses que vous pouvez faire. Parmi ces petites choses, apporter de l’aide ou du soulagement aux autres. Par exemple, si votre trajet est un cauchemar existentiel qui aspire l’âme, ne ruminez pas sur les voitures garées devant vous. Au lieu de cela, concentrez-vous sur le fait de faire de la place pour ce pauvre idiot coincé dans la mauvaise voie qui essaie désespérément de suivre. Si vous êtes assis à votre bureau et que vous vous demandez si quelqu’un remarquerait que vous arrêtiez de faire votre travail, apportez une tasse de café frais au collègue dans la cabine d’à côté et profitez du plaisir que cette petite gentillesse vous procure à tous les deux.

Soyez pleinement présent

L’absurde n’a tendance à faire mal que si on l’observe « de l’extérieur ». Par exemple, quand vous pensez à quel point il était insensé de laver la vaisselle tous les jours dans le passé pour la trouver sale en ce moment, puis imaginez les innombrables lavages de vaisselle qui auront lieu dans le reste de votre vie. On se sent plus à l’aise face à l’absurde de manière consciente. C’est le point que le moine bouddhiste vietnamien Thich Nhat Hanh a fait valoir lorsqu’il a écrit : “En lavant la vaisselle, il ne faut laver que la vaisselle, ce qui signifie qu’en lavant la vaisselle, il faut être pleinement conscient que l’on fait la vaisselle”. Lorsque le mystérieux dénouement de l’existence apparaît devant vous, concentrez-vous sur ce moment et savourez-le. Le plaisir et le sens que vous pouvez trouver en ce moment sont réels ; le manque de sens de l’avenir ne le fait pas.

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On peut être en désaccord avec les hypothèses fondamentales de Camus sur le monde. Pour ma part, je crois que la vie n’a pas de sens et qu’il y a un but cosmique à mon travail et au vôtre, et que l’amour et la vie transcenderont cette coquille mortelle. Je crois que nous avons une nature divine qui donne à mon existence et à la vôtre un sens transcendantal.

Mais dans mes mauvais jours, je dois admettre que je doute de tout cela. Certains matins, je me réveille avec rien d’autre que des rochers et je ne peux pas faire face à la difficulté de les pousser une fois de plus sur la colline. Je pourrais, allongé dans mon lit, contempler l’un des axiomes existentiels les plus déprimants de Kierkegaard : “A chaque augmentation du degré de conscience, et proportionnellement à cette augmentation, l’intensité du désespoir augmente : plus la conscience augmente, plus le désespoir est intense.” Mais rester au lit en pensant à cela nous fait nous sentir encore plus comme Sisyphe.

Ce sont les jours où mon vieil ami Camus est utile. Au lieu de désespérer de l’absurdité de la vie, je m’abandonne à elle, j’en ris et je commence la journée le cœur léger. Ensuite, je ramasse mes rochers bien-aimés et je me dirige vers la colline la plus proche.

(Traduction de Federico Ferrone)

Cet article a été publié dans le magazine américain L’Atlantique.

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