dans les coulisses de l’histoire

Par Pierre Negrel pnegrel@corsematin.com

L’histoire des lieux, comme celle des êtres, présente parfois de curieuses récurrences. Depuis son inauguration, à la fin du XIXe siècle, jusqu’à sa fermeture pour travaux, samedi 14 octobre soir, le théâtre municipal a vu tous les épisodes majeurs de sa vie se dérouler à l’automne.

C’est le 15 novembre 1876 que le bâtiment ouvre ses portes*. Le chantier, confié à l’architecte italien Andrea Scala, n’est pas tout à fait achevé – il le sera deux ans plus tard. Pour des raisons de politique locale – la municipalité vient de changer – l’inauguration se fait sans discours, ni champagne. Mais avec sa décoration blanche et or ainsi qu’avec ses dimensions inédites, la nouvelle salle de spectacle ravit les Bastiais.

À l’affiche de la soirée : Les mousquetaires de la reine, un opéra de Fromental Halévy que la direction de l’établissement a programmé à la place d’un Faust de Gounod, annulé à la dernière minute. Un choix contraint qui colle malgré tout avec la fonction politique assignée au nouveau théâtre : enraciner dans la culture française une ville encore tout acquise à l’opéra italien.

Âge d’or et corde raide

Les débuts du théâtre n’en sont pas moins difficiles. La “greffe” culturelle voulue par les autorités ne prend pas. Pendant trois saisons, de 1886 à 1888, la salle est même fermée. Le théâtre prend vraiment son essor à partir 1909, année où son exploitation est confiée à Julio Cheleschi. Sous sa direction, la scène bastiaise va connaître son âge d’or. Jusqu’à la guerre de 1914, les saisons lyriques vont s’enchaîner avec succès. Puccini, Verdi, Donizetti, Mascagni… seront régulièrement à l’affiche pour un public toujours friand d’opéra italien. La salle ne désemplit pas. D’autant que, lorsque le lyrique fait relâche, la comédie prend le relais.

La guerre interrompt l’activité du théâtre. Celle-ci reprend au début de 1919. La nouvelle ère qui s’ouvre est celle des talents locaux. Le 24 juillet, César Vezzani, un jeune ténor bastiais passé par le conservatoire de Paris, se produit pour la première fois dans sa ville natale. À partir de ce jour, la vie du théâtre sera intimement liée à la carrière de cet immense artiste bientôt connu dans l’Europe entière comme “le merle blanc”. C’est à la même époque que la direction de l’établissement est confiée à Vincent Fragassi. Pendant vingt ans, cette forte personnalité s’efforcera de faire vivre la structure et d’en élargir le public. Et si cet Entre-deux-guerres a laissé le souvenir d’un autre âge d’or, le quotidien du théâtre a été en réalité très difficile. “Je vivais dans les affres, confiera Fragassi dans les colonnes de Corse Matin en 1981. Je ne pouvais compter sur aucune subvention. Je faisais de la corde raide et je ne savais jamais si j’arriverais à joindre les deux bouts.”

Le grand sommeil

En 1939, à quelques semaines du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, le bâtiment est fermé par arrêté municipal, en vue de la réalisation de travaux de sécurisation d’urgence. Il ne rouvrira jamais. À l’automne 1943, se joue le deuxième acte de la vie du théâtre. Un acte tragique. À deux reprises, le 22 septembre et le 4 octobre, le bâtiment est touché par les bombardements alliés. Le toit et le plafond peint de la grande salle sont entièrement détruits. C’est le début d’une longue mise en sommeil. Malgré plusieurs projets de rénovation, l’édifice va rester à l’état de ruine pendant près de quarante ans. Dans ses parties toujours saines, il servira même de caserne pour les sapeurs-pompiers. Les choses bougent à la fin des années 1970. En 1978, Jean-Philippe Lecat, le ministre de la Culture, visite les lieux. Il découvre une scène à ciel ouvert sur laquelle il pleut. Le chantier de reconstruction ne tarde pas à démarrer, suivi de près par René Subissi, l’adjoint au maire en charge de la culture. Il aboutira trois ans plus tard.

Le 16 décembre 1981, par une autre soirée d’automne, le nouveau bâtiment est inauguré. Cette fois-ci, l’événement est célébré en grande pompe. Signe que les enjeux culturels ont changé, c’est avec un classique du répertoire italien, une Traviata mis en scène par le jeune Robert Girolami et mis en scène par Giampaolo Zennaro, que l’opéra fait son grand retour à Bastia.

“Opéra des villes et opéra des champs”

Une représentation mémorable qui n’ira pas sans quelques accrocs. “Les équipes n’étaient pas forcément bien rodées et le changement de décor, à la fin du premier acte, a duré vingt-cinq minutes, ce qui est énorme, se souvient Émile Tomasi qui à l’époque dirigeait la technique. Un haut fonctionnaire du ministère de la Culture, qui était présent, a alors ironisé : “C’est plus un opéra des champs qu’un opéra des villes”.

Malgré ces quelques soucis d’allumage, la nouvelle institution est sur les rails. Pendant quarante ans, elle accueillera sur sa scène tous les grands noms du théâtre et de la musique française (voir ci-dessous). Pendant une quinzaine d’années, elle proposera également une saison lyrique. “C’était de véritables créations, montées sur place, avec la participation d’artistes locaux, explique Robert Girolami. On jouait beaucoup d’opéras italiens que les Bastiais connaissent et auxquels ils restent très attachés. Cela a duré jusqu’en 1995, date à laquelle des raisons économiques et de nouveaux choix culturels nous ont contraints à arrêter.” Le Joli chantpour l’éradication duquel le théâtre avait été créé, ne fera plus que des apparitions sporadiques sur la scène municipale. Qui sait si, dans quatre ans, lorsque le nouveau bâtiment rouvrira, il ne retrouvera pas la place qui était la sienne aux riches heures du XXe siècle naissant…

* Nombre d’éléments rapportés dans cet article son tirés de “La vie du théâtre lyrique de Bastia 1879-1981”, un travail universitaire réalisé en 1986 par André Santelli.

2023-10-15 19:15:04
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