Éric Vuillard : “Des personnalités politiques européennes importantes siègent aux conseils d’administration des grandes entreprises russes”

Éric Vuillard : “Des personnalités politiques européennes importantes siègent aux conseils d’administration des grandes entreprises russes”

Avant le Vietnam, c’était l’Indochine, une guerre absurde dans laquelle la France tenait à maintenir sa “grandeur” avec le napalm. Là, en Cochinchine, plus de bombes ont été larguées que lors de la Seconde Guerre mondiale, dans un conflit oublié qui a duré 30 ans, avec la prise du relais par les États-Unis. David contre Goliath. Goncourt Éric Vuilllard (Lyon, 1968) raconte dans un style passionné et elliptique comment un groupe d’hommes politiques sclérosés a mené cette lutte disparate qu’ils ont fini par perdre à Dien Bien Phu, sans s’écarter d’un pas de la forme littéraire. C’est ‘Une sortie honorable’ (Tusquets / Edicions 62), la dernière ‘charcuterie’ du célèbre auteur français.

Pourquoi écrire des romans dans lesquels les petits détails expliquent de manière plus véridique la grande Histoire déjà connue ?

J’aime écrire avec une logique qu’on pourrait appeler détective. J’observe des détails et les mets en relation avec d’autres faits et, comme si j’étais un chercheur, j’en tire mes conclusions. Ils nous ont raconté l’histoire d’une manière plutôt conservatrice et nous nous y sommes habitués, mais je révèle des détails significatifs qui nous permettent de douter de cette version. Dans mes romans j’enchaîne ces détails à travers la narration. La méthode est similaire à celle utilisée par Jean-Jacques Rousseau quand dans son “Discours sur l’origine des inégalités” il disait que l’histoire du premier individu qui a clôturé un terrain explique l’origine de tous les problèmes de la race humaine.

Expliquez un de ces détails bénis.

Je montre par exemple un inspecteur français en Indochine qui, bien qu’il ait vu trois Vietnamiens ligotés et torturés, se laisse convaincre par le directeur de la plantation lorsqu’il lui dit qu’ils ont été ligotés pour éviter qu’ils ne se mutilent. Ce moment est significatif.

Pourquoi y a-t-il une histoire américaine à part entière concernant la guerre de Viêt Nam et il n’y a pas d’équivalent français avec l’Indochine ?

Lire aussi  Le concept de « la femme étant parente du côté de la mère » est-il une raison légitime pour que les femmes n'aient pas un héritage égal au Vietnam ?

Depuis le début de la guerre d’Indochine, la France est ruinée. Puisqu’elle est incapable de la mener à bien, elle se prête à être financée par les États-Unis et plus la guerre dure, plus les Américains y participent. Donc, stratégiquement, ce sont eux qui font déjà la guerre. D’un autre côté, Hollywood a construit presque un genre sur le Vietnam. Michael Cimino s’est montré un peu plus critique, nous apprenant l’origine sociale des soldats, fils d’ouvriers. Mais en général, dans ces films, les causes de la guerre n’apparaissent pas. Nous ne savons pas pourquoi ils se battent. Ce qui est montré est toujours la vision du pouvoir et les Vietnamiens n’apparaissent pas.

‘Apocalypse Now’ ne clarifie pas non plus ces questions.

Voilà. Il montre une guerre métaphysique, cruelle et absurde. C’est un grand film mais il cache les vrais problèmes et la densité de son discours politique est très faible.

Son roman est très politique et montre comment les décisions de guerre ont été prises par les fils des grandes familles françaises, ainsi la guerre est aussi montrée comme une affaire de classe sociale.

Les postes étaient répartis selon cette origine, notamment dans les domaines militaire et économique. C’est un monde dans lequel l’aristocratie française est très présente, où la richesse est transférée directement aux familles puissantes. Maintenant, Elon Musk a un pouvoir énorme, mais dans le passé, ce pouvoir était partagé entre des familles comme les Rockefeller, par exemple.

L’économie est au centre de tous ses romans, mais dans celui-ci, en cas de guerre, elle est cruciale. Dans ce cas, la nécessité d’une solution honorable au conflit n’a pas été dictée par le grand nombre de morts, mais par la prise de conscience par les Français que plus d’argent ne pouvait pas être obtenu dans la colonie.

Il y a eu 400 000 morts entre les États-Unis et la France et trois millions trois cent mille morts vietnamiens. La colonisation de l’Indochine est une dure et pure relation d’exploitation humaine. Ce n’est pas une colonie de peuplement, car il n’y avait pratiquement pas de Français et ces derniers venaient exploiter le latex et les mines.

Lire aussi  Les 16 athlètes affrontant des membres du public dans la série redémarrée de la BBC

Pensez-vous que l’Occident a fait une critique profonde de ce qu’a signifié la colonisation ?

Je pense qu’évidemment tous les livres et réflexions sont nécessaires, même les discours politiques, assez artificiels, sont utiles. Mais ils peuvent cacher des choses. Quand le président Macron est allé en Afrique pour s’excuser des erreurs du passé, il était arrogant, il leur parlait comme à des enfants, avec condescendance. Cela se voit dans ses gestes, qui contredisaient souvent ses paroles.

Aujourd’hui on parle de mondialisation comme si avec ça on avait résolu le problème.

Au fond nous vivons dans un espace totalement structuré par la colonisation. Toute ville française est structurée par la vie coloniale car on y voit les faubourgs où vivent les descendants des émigrés venus avec la décolonisation. Il continue de faire partie de nos espaces de vie et il semble que nous ne voulions pas le voir. La mondialisation n’est que la continuation de la colonisation.

Le moment où John Foster Dulles, secrétaire d’État américain, offre au ministre français des Affaires étrangères Georges Bidault deux bombes atomiques pour mettre fin à la guerre, je suppose sera parfaitement documenté.

Il l’a raconté dans ses mémoires. Il avait été professeur d’histoire, un homme discret et prudent. Il a été choqué que Foster Dulles les lui offre comme on offre deux glaçons au whisky. Cela m’a intéressé parce qu’il a sa partie comique. François Mauriac a écrit : plus on se rapproche du pouvoir, plus on se sent irresponsable. C’est le cas de Dulles, il faut regarder son clan familial : son frère dirigeait la CIA, un autre frère et ses grands-parents étaient sénateurs. Il avait également l’un des cabinets d’affaires les plus importants des États-Unis.

Lire aussi  Drone : Cet avion de reconnaissance supersonique américain a autrefois provoqué la Chine

Que dit ce roman à un moment comme le présent avec une nouvelle guerre en Europe ?

Ce qui m’a le plus surpris, c’est quelque chose que nous avions presque oublié : le nombre d’hommes politiques et de grands chefs d’État qui étaient et sont toujours dans les conseils d’administration des grandes entreprises russes. En France il y a François Fillon ou Dominique Strauss Kahn ; en Italie, Mateo Renzi, et il en va de même en Grande-Bretagne, en Finlande et en Autriche. Ils ne veulent pas non plus quitter leur poste. Ils ne sont pas l’exception, mais la règle, ce qui complique grandement le discours du monde politique sur la guerre. Un discours apparemment martial et fier avec tout le monde uni, mais qui permet ces irrégularités. C’est un peu dérangeant.

Si on demandait à un jeune français qui était Dien Bien Phu, le saurait-il ?

Peut être pas. Dans l’imaginaire collectif, cette défaite a été détournée par l’extrême droite, ce qui explique que la France ait été assiégée par un nombre incroyable de soldats vietnamiens. C’est ridicule, car l’armée vietnamienne n’avait ni armes ni aviation. Leurs casques étaient faits de feuilles tressées et ils se déplaçaient à vélo.

Et comment dans ces conditions pourraient-ils gagner ?

C’est une question complexe mais il y a un élément qui m’intéresse. Les soldats français étaient des hommes plus âgés, usés, au comportement responsable et mûr. Gyap, le chef des forces armées indochinoises, était jeune et il faut se rappeler que les révolutionnaires français ou les armées de Napoléon étaient jeunes aussi. La jeunesse est un signe de vigueur démocratique. La France était une société de castes sclérosée. Il se souciait trop de l’honneur. Au lieu de cela, Gyap était tout le contraire. Il ne se présente pas comme un être supérieur.

Facebook
Twitter
LinkedIn
Pinterest

Leave a Comment

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.