Fugue à Venise : Une histoire d’amour retrouvée

Fugue à Venise : Une histoire d’amour retrouvée

Stéphane. La fin de l’année scolaire approchait. J’allais devoir rentrer à Winterthour. Nous ne voulions pas nous séparer. Nous avons alors pensé à fuguer. Partir tous les deux. J’ai demandé à mon meilleur ami de Winterthour de téléphoner à l’école pour dire que ma grand-mère était en train de mourir et qu’il fallait que je me rende urgemment chez moi. Ma grand-mère ne m’a jamais pardonné cela. J’ai vendu à des copains de chambrée mes skis, des vêtements, des bouquins, des affaires de toilette. J’ai pu ainsi réunir une petite somme, dans les 800 francs suisses. Avec Judith, on a fait du stop jusqu’à Yverdon, chacun avec son sac à dos. On a sauté dans un train. Direction l’Italie. On pensait qu’on allait nous chercher plutôt en France, qui est à proximité.

Judith. Nous sommes arrivés le soir à Milan. Il fallait encore continuer à nous éloigner de la Suisse. On a vu qu’un train partait pour Venezia. On a trouvé ce mot très beau. On ne savait pas que ça voulait dire Venise. On est montés dans un wagon-lit et arrivés à l’aube. On est restés sans voix. On était subjugués. On a marché dans les petites rues, franchi des tas de ponts. On est arrivés au Rialto puis sur la place San Marco. On a fait une photo devant le lion. Quarante-cinq ans plus tard, on a refait la même image au même endroit. C’était juste après le covid, nous étions parmi les premiers touristes de retour. Venise était déserte.

Stéphane. On a logé dans un petit hôtel près de la gare, sans aucun luxe. Une chambre pour une personne. Peu nous importait. C’était un petit nid d’amour. On est restés dix jours à Venise. On marchait main dans la main. Nous étions les amoureux de Venise comme tant d’autres. On voulait faire un bébé pour ne pas être séparés. On a même essayé de se marier sur place mais les curés que l’on a rencontrés dans les églises n’ont pas accepté.

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Judith. Et puis l’argent a commencé à manquer. Un homme nous a proposé de nous emmener en Grèce. Mais il était un peu louche alors on a décliné. Ou on devenait délinquants pour survivre ou on appelait la Suisse. Stefan a téléphoné à son père. On était sains et saufs et cela le rassurait. Il a dit que la police et Interpol nous recherchaient et que Stefan aurait des problèmes avec la justice parce que j’étais mineure. Il voulait lui faire peur mais on savait que Stefan ne risquait rien car il était également mineur. On devait se rendre au Consulat suisse de Venise pour recevoir une avance d’argent afin de rentrer. La somme était assez importante alors on est restés encore deux jours à l’hôtel. A la gare de Zurich, le père de Stefan était bien entendu en colère mais soulagé. J’ai passé la nuit chez ses parents. Ce fut plutôt sympa. Le lendemain, on est montés dans la Jaguar de son père, sa famille était plutôt aisée tandis que je suis issue d’un milieu plutôt modeste, et on est rentrés à Sainte-Croix. Sa mère est venue aussi. Mes parents les ont invités à manger à la maison. Ils nous ont signifié que notre histoire était finie. D’ailleurs, l’école de Stefan ne voulait plus de lui. Ce fut un déchirement. J’étais inconsolable. J’allais perdre mon Roméo.

Stéphane. Nous sommes évidemment restés en contact. On s’écrivait. J’ai appris qu’elle devait se faire opérer du genou quelques mois après notre fugue. J’ai pris mon vélomoteur et j’ai roulé depuis Winterthour jusqu’à Yverdon. Je l’ai vue un quart d’heure et je suis reparti chez moi.

Judith. C’était absolument fou et romantique!

Stéphane. Nous avons organisé une autre fugue avec l’aide du même copain qui a appelé ma nouvelle école en imitant la voix de mon père. Mais ça n’a pas marché. J’ai été menacé de maison de redressement si je continuais à voir Judith. Notre histoire s’est arrêtée là. Mais elle a repris beaucoup plus tard.

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Judith. En 2017, j’ai publié un livre titré La Dame de cœur où je raconte entre autres ce premier amour que je n’ai jamais oublié et notre fugue à Venise. J’ai voulu inviter Stefan au vernissage, qui se tenait à Colombier près de Neuchâtel. Sur Google, il y avait quatre personnes portant son nom et son prénom. J’ai posté l’invitation à un seul nom car je savais instinctivement que c’était lui. Aucun retour. Dix jours plus tard, Stefan m’envoie un message. Durant deux mois, on s’est écrit 20 messages par jour. On se racontait nos vies. Il était devenu infirmier en milieu psychiatrique, avait vécu avec une femme, s’était marié avec une autre, n’avait pas eu d’enfants car ses compagnes en avaient eu chacune deux de liaison précédente.

Stéphane. J’ai toujours pensé que je n’aurais pu faire des enfants qu’avec Judith.

Judith. Je me suis aussi mariée et ai eu trois garçons.

Stéphane. Nous nous étions tout de même revus dans les années 1990, un pur hasard.

Judith. Oui, à Zurich. Je travaillais dans un magasin de sport. Un type arrive pour acheter un chapeau. C’était Stefan. On s’est reconnus à nos voix. J’ai voulu le revoir mais il venait d’entamer une relation avec celle qui allait devenir son épouse.

Stéphane. En 2017, j’étais engagé dans une série de la télévision suisse alémanique appelée Un Eté à la ferme, qui faisait un tabac. Des personnes handicapées étaient filmées et je les encadrais. J’ai même fait une apparition dans une scène. Judith m’a dit par la suite qu’elle avait regardé tous les épisodes en apprenant que je participais à ce programme.

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Judith. Le 6 août 2017, j’ose appeler Stefan. Je lui demande sans détour: tu fais quoi le week-end prochain? Il répond: rien! On se retrouve quelque part? On s’est donné rendez-vous à Bienne, chacun avec son vélo électrique dans la voiture. On a fait du camping. Et on ne s’est plus quittés. J’entends par là que l’on vit désormais tout le temps ensemble. Il était encore marié mais séparé, il a divorcé en 2022. J’étais de mon côté libre. Il s’est installé chez moi à Cheyres au bord du lac de Neuchâtel. On a commencé à voyager. Venise sur les traces de notre fugue de jeunesse, les Balkans. La question était tout de même de savoir si nos caractères, notre style et notre regard sur la vie étaient compatibles. Après tout, nous avions grandi et vécu loin l’un de l’autre. Immédiatement, j’ai su que ça allait marcher. J’avais retrouvé mon amour ado.

Stéphane. On partage chaque instant de vie, on efface le vide de plus de trente années. On ne va pas rattraper le temps perdu mais on va vivre pleinement celui que l’on a devant nous. On aime cette phrase de Jacques Prévert: «Plus tard il sera trop tard, notre vie c’est maintenant.»

Judith. Le retour de Stefan dans ma vie en 2017 s’est fait dans la joie. Un an plus tard, il m’a portée. J’ai perdu successivement deux de mes fils en quelques mois, l’un d’une tumeur au cerveau, l’autre d’une crise cardiaque. Stefan était là pour m’aider à surmonter ces deuils. Quelqu’un avait offert à mon fils durant sa longue maladie une lampe tortue d’une extrême rareté. Malheureusement, elle fut brisée par accident. Un jour, alors qu’on visitait Munich, Stefan est allé chiner et est revenu avec une lampe tortue identique à l’autre. Cet homme réalise des miracles et le plus souvent de très beaux.

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