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La disparition des personnages féminins centraux: le cinéma français misogyne

by Nouvelles
La disparition des personnages féminins centraux: le cinéma français misogyne

En 1986, l’agent Isabelle de la Patellière s’inquiète : “Tous les jours, je reçois des appels d’offres de réalisateurs qui me demandent systématiquement de leur présenter une très jeune fille, le plus souvent inconnue. Jusqu’à présent, elles avaient autour de 17, 18 ans, mais depuis le succès de L’Effrontée, nous sommes descendus à 14, 15.” Elle s’exprime dans les colonnes du journal Cinématographe qui consacre un petit dossier adéquatement intitulé “le cinéma misogyne” sur un phénomène alors nouveau : la ruée des cinéastes reconnus vers ce que Benoît Jacquot nommera une poignée d’années plus tard la “chaise fraîche.” Et la disparition difficile à croire et sans contre-exemple des personnages féminins centraux, dès que l’actrice dépasse les 22 ans – dans ces années-là, même Catherine Deneuve traverse un creux dans sa carrière. Cette disparition sera durable, visible, souvent énoncée par les comédiennes elles-mêmes, et pourtant, c’est comme si elles parlaient dans le désert.

Bien sûr, il y a toujours des noms d’actrices au générique des films. Mais elles sont à côté des acteurs, au mieux, elles servent le thé, jouent les utilités. Les films à succès misent alors sur des couples d’hommes – Gérard Depardieu-Pierre Richard, Gérard Lanvin-Michel Blanc, Jean Paul Belmondo-Alain Delon, Richard Anconina-Christophe Lambert. Exit Annie Girardot, spécialisée dans les rôles de femmes dynamiques prises dans une tourmente sociétale (Docteur Françoise Gailland) dans les années 70. Miou-Miou, tout aussi populaire, traverse elle aussi un tunnel, alors que lui était échu ce même type de rôle dans une version rajeunie. Dans un autre registre, Romy Schneider, qui pourrait symboliser la possibilité d’exister sur les écrans après 40 ans, n’est plus. Certes, il y a Isabelle Adjani. Mais qui, nécessité ou choix, joue de sa rareté en attendant Camille Claudel. Et Isabelle Huppert demeure l’exception qui confirme la règle, avec notamment Une affaire de femmes de Claude Chabrol. Que se passe-t-il donc, dans les années 80, 90, pour que la moitié de l’humanité disparaisse des écrans ? Toujours dans ce dossier pourtant léger, Cinématographe constate “qu’à côté de cette virilisation outrancière a surgi une excroissance monstrueuse : la nubile”.

Sophie Marceau dénonce à nouveau “la vulgarité et la provocation” de Gérard Depardieu
Besoin de “chair fraîche”:

Effectivement, toute une corporation recherche assidûment à reproduire le succès planétaire de la Boum de Claude Pinoteau, qui consacre la préado Sophie Marceau et n’en finit pas d’être une machine à cash en se déclinant en épisodes (la Boum 2, l’Etudiante). Ou encore, le carton Diabolo menthe de Diane Kurys (plus de 3 millions d’entrées en 1977) qui a propulsé la comète Eléonore Klarwein, 13 ans au moment du tournage, laquelle, essorée par la gloire et l’isolement, ne poursuivra pas sa carrière. Mais surtout, le grand écran n’en revient pas d’avoir découvert, coup sur coup, deux actrices adolescentes qui émerveillent le public, la critique, leurs pairs, une trilogie rarissime: Sandrine Bonnaire dans A nos amours de Maurice Pialat en 1983 (elle a tout juste 16 ans quand elle reçoit le césar du meilleur espoir féminin), et Charlotte Gainsbourg, 14 ans, dans l’Effrontée de Claude Miller deux ans plus tard. Dans les deux cas, les cinéastes expliquent qu’il s’agit de saisir un moment de bascule, un corps en transformation, la puberté – “Tu as perdu ta fossette”, constate le père face à sa fille jouée par Sandrine Bonnaire dans une séquence mémorable à la toute fin de A nos Amours. Charlotte Gainsbourg, qui obtient un césar pour l’Effrontée devient le modèle de toutes les adolescentes de sa génération, mais aussi des jeunes actrices qui l’invoquent toutes dans leurs interviews. La chanteuse déjà vedette Vanessa Paradis, a 17 ans, quand elle incarne une lycéenne qui a une aventure amoureuse avec son professeur interprété par Bruno Cremer, 60 ans, dans Noces blanches (1989) de Jean-Claude Brisseau.

L’Effrontée et A nos Amours ne sont évidemment pas responsables de cette quête effrénée d’un nouveau graal – une jeune découverte, un visage inconnu – par un cinéaste qui se vante ensuite de la paternité. Mais c’est dans cette brèche que s’engouffrent les cinéastes français les plus en vue qui profitent ensuite de l’occasion pour théoriser leur besoin de “chair fraîche” sous couvert de filmer une “vraie jeune fille”, titre d’un premier film de Catherine Breillat qui s’inscrit, elle aussi, dans cette recherche avec 36 Fillette.

Dans le même entretien, Isabelle de la Patellière analyse lucidement la situation qui met tout de même au chômage neuf dixième des actrices et pas des moindres. Au journaliste qui constate “qu’entre Charlotte Gainsbourg et Denise Grey [âgée à l’époque de 90 ans ndlr], des mailles ont sauté et que Catherine Deneuve en est réduite à “dénouer son chignon dans Fort-Saganne ou à aider Christophe Lambert et Richard Anconina à traverser une rue dans Paroles et Musiques,” l’agent acquiesce: “C’est vrai que l’on écrit de moins en moins pour les femmes, des catégories d’âge ont sauté.” Pourquoi? Eh bien peut-être parce que François Truffaut est mort, estime l’agent. Ou encore, parce que des cinéastes tel notamment Rohmer, qui a toujours revendiqué la chasteté entre ses comédiennes et lui, et d’une autre manière Doillon “se nourrissent aujourd’hui de la substance de leurs actrices plus qu’ils n’inventent des personnages.” L’agent ajoute: “Ce sont des sortes de vampires qui ont un souci quasi documentaire de les filmer, de saisir sur le vif les instants de vie.” Elle poursuit joliment l’analyse: “Je crois que cette “crise”, cette pénurie de beaux personnages de femmes passent par la disparition des rôles de composition. On ne réclame plus d’une actrice qu’elle compose et on s’attache davantage à surprendre sa réalité.”

“Une entreprise d’écrasement”:

Que se passe-t-il pour la jeune comédienne, soudain en haut de l’affiche, dont la réalité fut ainsi “surprise”? Comment vit-elle la confrontation avec ces cinéastes vampires, qui ont la prétention tout à fait avouée de les révéler au monde par la magie de leur caméra? Marianne Denicourt, qui vient du théâtre, qui a travaillé avec Antoine Vitez, était alors une élève à l’école des Amandiers que dirigeait Patrice Chéreau et Pierre Romans. Elle a tourné avec Jacques Doillon, Benoît Jacquot, Arnaud Desplechin. Si elle prend la parole aujourd’hui, elle précise qu’elle le fait “pour ne pas laisser seules les autres actrices qui s’expriment” dont elle mesure le courage. Elle parle de certains films à cette époque comme d’une “entreprise d’écrasement qui provoque des ruptures de solidarité entre les femmes bien qu’on se serrait les coudes.”

L’un de ses premiers tournages est l’Amoureuse de Jacques Doillon, conçu avec neuf très jeunes actrices des Amandiers. Le scénario s’établissait au fur et à mesure du tournage, et chacune disparaissait du film sans pouvoir le prévoir. “Doillon souhaitait créer une compétition pour asseoir son pouvoir”, analyse l’actrice. Les comédiennes, logées dans le même hôtel en Normandie, entendaient tous les soirs le cinéaste taper à la porte des unes et des autres. “Ses intentions étaient parfaitement claires. On s’en parlait entre nous. On avait peur en entendant ses pas dans le couloir. De temps en temps le prétexte était qu’il venait nous parler d’une scène et on s’était mis d’accord pour ne jamais le recevoir seule dans sa chambre.” À la fin du film, seules trois actrices demeurent. “C’était harassant. Et le week-end, il y avait Jane Birkin, sublime, qui venait nous voir et qui était tellement adorable avec tout le monde, magnifique. C’était très gênant.”

Marianne Denicourt ne narre pas ce souvenir pour accabler particulièrement Doillon (par ailleurs désormais accusé de viol, d’agression sexuelle et de harcèlement par les comédiennes Judith Godrèche, Anna Mouglalis et Isild le Besco) mais pour montrer à quel point la rivalité était organisée et tout était à vue, et ne posait aucun problème à certains cinéastes mis en cause. Elle cite Oscar Wilde: “Tout est question de sexe sauf le sexe qui est une question de pouvoir.” Jeune comédienne, elle est appelée par un grand producteur qui lui promet un rôle aussi grand que lui, dans le prochain Godard. “Je suis surprise, j’arrive dans son bureau où il y avait des canapés, il se jette sur moi. J’ai pu partir.” Évidemment, il n’y a pas eu de film. L’actrice pense qu’il y a toujours eu des gens épouvantables. “Mais qu’ils ont bénéficié dans ces années-là d’une impunité totale qui commence à se briser seulement maintenant.” En contre-exemple, elle cite le bonheur d’avoir travaillé dans deux films de Jacques Rivette – qui lui aussi ne filmait quasiment que des jeunes femmes.

“J’avais peur de prendre rendez-vous”

Les actrices détestent à juste titre qu’on dise qu’elles ont disparu ou subissent une traversée du désert qui paraît sans limite. Mais force est de constater que le cinéma a englouti et broyé, particulièrement dans ces années-là de très jeunes actrices, sans leur permettre de continuer de vivre, travailler, se renouveler. Une mise en retrait parfois décidée. “À une époque, j’avais peur de prendre rendez-vous avec les metteurs en scène dont j’aimais le travail. Je ne savais pas comment gérer ces relations entre metteurs en scène et actrices,” dit encore Marianne Denicourt.

Quand sont réapparus des rôles centraux, de femmes, destinées à des actrices de tout âge, et qui ne sont pas forcément des stars ? Outre les films que tourne Isabelle Huppert et où elle est toujours au cœur, un changement s’opère avec l’arrivée de cinéastes femmes telles que Tonie Marshall avec son film Pas très catholique, avec Anémone, puis Vénus beauté avec Bulle Ogier et Nathalie Baye (premier rôle pour une comédienne qui a alors 50 ans). Dans la même période, deux films emblématiques d’une jeune cinéaste, Laurence Ferreira Barbosa, Les gens normaux n’ont rien d’extraordinaire et J’ai horreur de l’amour, respectivement porté par Valeria Bruni-Tedeschi et Jeanne Balibar, participent d’un changement de registre, d’une écriture pour des rôles de femme qui tranche avec la fascination-érotisation qui a prévalu dans les décennies précédentes. Les révélations successives sur des réalisateurs estimant passer un pacte sexuel avec leurs actrices, y compris mineures, en gage d’une révélation et sublimation par l’art, le cinéma et la lumière de la célébrité s’effondre un peu plus chaque jour comme le cliché sexiste qu’il eut mieux valu révéler et savoir combattre plus tôt. Le cinéma se retrouve pris en France à son tour dans la tourmente qui a frappé Hollywood avec le séisme Weinstein en 2017, les révélations en cascade publiées dans le Monde accablant à la fois Benoit Jacquot et Jacques Doillon, deux cinéastes post-Nouvelle Vague, longtemps célébrés, paraissent de nature à faire voler en éclats les dernières stratégies d’évitement des problèmes, après le déjà terrifiant épisode Gérard Depardieu.

(1) Isabelle de la Patellière est l’agente de Benoît Jacquot
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