2024-05-28 19:02:22
AGI- Président de l’Institut d’études politiques S. Pio V et professeur émérite de sociologie au Département de communication et de recherche sociale de l’Université La Sapienza de Rome, Paolo de Nardis a traité des questions de durabilité, soulignant comment cette catégorie a fait irruption dans le débat public dans une phase, celle des années 1980, qui avait vu les droits sociaux commencer à reculer face à une accélération du modèle néolibéral, rendant nécessaire un rééquilibrage. Notre réflexion part de la possibilité de reproposer le même contraste dans le débat croissant sur la durabilité numérique.
« La durabilité numérique semble nouvelle, mais nous en parlons – en termes de ville numérique, de monde numérique – depuis la fin des années 80, alors qu’il s’agissait d’un sujet quelque peu tabou en raison de la fracture numérique qui s’est fortement accentuée en Italie à l’époque. À l’époque », observe De Nardis, « le problème de l’ignorance numérique ne concernait pas seulement les classes les plus faibles et les plus pauvres, même parmi les classes supérieures, l’alphabétisation numérique en était à ses balbutiements. Le sujet n’était pas encore entré dans le lexique de l’agenda politique, ni dans celui des sciences sociales, y compris l’économie où, une fois entré, il semble s’être embourbé dans un schéma qui réduit le niveau anthropologique à de simples questions économiques”. “Ce n’est donc pas un hasard si le sujet entre dans l’agenda politique une fois passé le traumatisme de la grande crise économique de 2008/2009, avant laquelle le néolibéralisme était, dans la conception dominante, la seule issue possible”, poursuit l’enseignant, « Cette focalisation uniquement sur la composante économique n’a fait qu’encourager l’attitude de ne pas se soucier d’autres choses. Comme je l’ai déjà dit à d’autres occasions, dans la mesure où la durabilité veut fondamentalement sauver le néolibéralisme, il est difficile de labourer les champs de la numérisation écologique et environnementale”.
« Cela dit, souligne De Nardis, du point de vue de la numérisation, je ne sais pas dans quelle mesure nous nous sommes améliorés par rapport à il y a 35 ou 40 ans en Italie. Le dernier rapport Eurispes donne des chiffres impressionnants sur la pauvreté, tout comme Censis. L’écart entre riches et pauvres s’est considérablement élargi, avec un nombre toujours plus petit de riches de plus en plus riches et un nombre toujours plus grand de pauvres de plus en plus pauvres qui commencent à absorber même des classes que l’on pourrait autrefois définir comme la bourgeoisie moyenne. Avec ces hypothèses, la durabilité ne permet pas une amélioration globale. Et s’agissant de la question de la digitalisation, il ne suffit pas de posséder un appareil qui est le plus souvent jetable. Toute cette technologisation et cette numérisation rendent l’environnement dans lequel vit cette partie du monde plus durable, mais nos choix ont un impact ailleurs. Pensons à l’exploitation du travail des enfants. Le cobalt, composant fondamental de nos smartphones, est extrait par des enfants en République démocratique du Congo et ce sont précisément ses caractéristiques d’extraction qui nécessitent le recours au travail des enfants. Pouvons-nous parler de durabilité lorsque nous la payons au prix de l’extermination d’enfants ? Si nous voulons parvenir à une véritable durabilité, nous devons remettre en question le modèle de production, en commençant par une redistribution radicale des ressources. »
Dans ce contexte, quelle peut être une définition de la durabilité numérique ?
« La durabilité numérique est le meilleur moyen de rationaliser un système de production en atténuant ses aspects les plus pervers et négatifs, non seulement en termes économiques mais aussi en termes environnementaux et sociaux. C’est un modèle qui encourage l’aptitude à la formation d’une culture numérique de plus en plus utilisée comme moyen d’arriver à des fins mais jamais comme une fin en soi, au-delà des maladresses dont sont victimes les jeunes et très jeunes générations. La formation, du point de vue de la pédagogie de base, est donc fondamentale en ce sens”.
Pensez-vous qu’il existe une prise de conscience suffisamment répandue de la corrélation entre durabilité et numérisation, non seulement dans le cadre institutionnel et commercial, mais aussi au sein de la société civile en général ?
« Excusez ma franchise, due au pessimisme de la raison, mais malheureusement quand une phrase devient un slogan elle risque de devenir une mode et la mode risque de rendre certains comportements durs, même sans critique. Il y en a qui s’en rendent compte, mais faire un saut radical est toujours difficile et surtout il y a le risque que tout cela devienne une sorte d’étiquette à apposer en guise de reconnaissance. Un exemple typique est ce qu’on appelle le greenwashing. »
Quelles seraient les étapes nécessaires pour promouvoir une culture orientée vers la durabilité numérique, tant en politique que dans les entreprises ? Et quel rôle le monde universitaire pourrait-il avoir dans ce processus ?
« Les écoles et les universités doivent certainement jouer un rôle dans l’éducation numérique des adultes, ce qui implique non seulement de fournir les bases techniques mais aussi de sensibiliser aux nouvelles formes de citoyenneté. La participation à tous les niveaux – consultatif, décisionnel et de contrôle – est fondamentale car le manque de participation crée un déficit démocratique. La démocratie ne signifie pas seulement se rendre aux urnes tous les cinq ans, mais activer tous les canaux participatifs. De ce point de vue, l’effondrement du système des partis de la Première République était un mal absolu. Il n’existe plus d’organismes intermédiaires capables de galvaniser la participation et de répondre aux questions et aux intérêts. Si la politique se réduit à l’administration, elle devient quelque chose d’ennuyeux et aride qu’il est naturel de déléguer à d’autres. C’est un dangereux déficit de démocratie que nous connaissons dans tout le monde occidental, une chute dans un populisme entendu comme l’érosion de la médiation entre société civile et société politique, avec tous les dégâts que cela entraîne. En nous désaffectant de la politique, nous risquons d’avoir une culture technologique maximale, mais de devenir des sujets. »
Vous aviez souligné comment les enjeux de durabilité environnementale avaient conduit au développement de nouvelles catégories sociologiques. Cela s’applique-t-il également à la durabilité numérique ?
« Je vais en nommer trois. L’inclusion, entrée dans le lexique face aux flux migratoires : la digitalisation doit inclure. La résilience, qui s’est répandue depuis le tremblement de terre de L’Aquila. Et cette même catégorie de durabilité, dont nous ne parlions pas, n’existait pas, elle était considérée comme allant de soi. »
Existe-t-il des catégories obsolètes ?
« J’en citerai trois autres que l’on a tendance à supprimer du lexique des sciences sociales : la catégorie de fonction sociale, la catégorie conceptuelle statut/rôle du couple, car on parle de plus en plus de macrostructures, et enfin la catégorie de conflit social. Aujourd’hui, nous parlons de la colère sociale, qui peut être une colère juvénile ou liée aux guerres entre pauvres déclenchées par la gentrification qui, dans une ville comme Rome, a balayé les nouvelles formes de pauvreté hors des limites des nouveaux murs constitués par le GRA sans donner aux le soutien nécessaire en termes de services et d’infrastructures. Si l’idée de conflit disparaît, il ne reste plus que la protestation, la colère, un bagage de violence qui nous fait trop souvent oublier ce qu’est la vie citoyenne au quotidien. Nous devons avoir un nouvel imaginaire sociologique et inventer de nouvelles catégories également pour rendre compte et expliquer ces tragédies du nouveau millénaire, de l’augmentation des accidents de voiture aux décès au travail.
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