Au cinéma, j’ai fondu en larmes. Mais pas qu’un peu, j’ai pleuré comme un enfant, alors que les lumières se rallumaient et que le générique de “Sugar Man”, en 2012, défilait sur l’écran. J’ai toujours trouvé ça très stupide, d’ailleurs, de rallumer pendant le générique des films. Mais cette histoire m’a complètement bouleversé, j’étais là comme un idiot stupéfait, les autres autour de moi un peu gênés, à rester les yeux humides devant cette révélation. Je sais bien qu’elle était légèrement romancée, la tragédie, et que la redécouverte de Sixto Rodriguez, ressuscité par le film, ne s’encombrait pas de tous les détails, mais l’essentiel était vrai, puissant, et donc complètement miraculeux.
Quand je l’ai vu l’année suivante à Montreux, c’était une ombre, presque un fantôme : il était fatigué, au bout du rouleau, cette étrange “tournée mondiale” à la suite du film, après avoir remporté l’Oscar. Sa voix en demi-teinte semblait engourdie par l’alcool, mais bon, tout lui était tellement pardonné. Sixto Rodriguez était là, vivant. Il chantait. L’ovation était merveilleuse.
Deux albums, 1970 et 1971. Aucun succès en Amérique, ventes records en Afrique du Sud, mais il n’en savait rien, il est retourné à Detroit travailler sur les chantiers, élever trois filles et tenter d’aider les gens pauvres pendant des décennies. Vous connaissez ce conte. “Sugar Man” comme un trésor enfoui puis réapparu. Mais ces deux albums, quels albums tout de même, hier, aujourd’hui, toujours. “Cold Fact” et “Coming from Reality”, une vingtaine de chansons parmi les plus belles de tous les temps. Cette écriture aiguisée, parfois un petit contrechant de violons ou cuivres qui exprime les espoirs que les producteurs imaginaient dans son génie. Et puis plus rien. Et puis maintenant, il est mort, à l’âge de 81 ans, cet été.
Un jour, à la question “Rêviez-vous de faire de la musique?”, il avait simplement répondu : “C’est fait pour les gens qui rêvent”. Mais il ne rêvait plus beaucoup. Rodriguez avait sans doute saisi une guitare autrefois parce qu’il rêvait de changer le monde avec ses refrains prolétaires et poétiques. Ça n’avait pas marché, alors ces choses-là avaient peut-être cessé d’avoir de l’importance pour lui. Mais la puissance de “Sandrevan Lullaby – Lifestyles”, la violence de “Hate Street Dialogue”, la mélancolie infinie de “It Started Out So Nice” ou “Jane S. Piddy” : que des chefs-d’œuvre. Moins misanthrope que Dylan, moins obsédé par le sexe et Dieu que Cohen (qui avait au moins compris que c’était la même chose), Rodriguez écrivait plus près des femmes et des hommes, plus généreux, plus près du sol, du trottoir, mais aussi du ciel et des blessures. Les chansons ne changent pas le monde, c’est si dommage. Mais parfois, elles peuvent changer les gens. Les siennes en font partie, et ce matin, face à leur beauté âpre, je pleure encore.
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– “Sixième”