2025-01-18 02:00:00
Un nouvel archiviste et un nouveau géomètre sont arrivés en ville et ont annoncé que le magasin était géré de manière trop soignée depuis trop longtemps. Les ouvrages de philosophie, note le géomètre, sont au service de l’ordre, ils déterminent les lieux, rangent les choses dans des tiroirs avant de les distribuer éventuellement aux subalternes, ils établissent une hiérarchie. Les nouveaux arrivants en avaient pour le moins marre. Ils ont tenté non seulement de bouleverser le magasin et de lui faire de la place, notamment pour eux-mêmes, mais aussi de le réaménager entièrement. Ils en avaient assez des hiérarchies et des représentations ; ils voulaient enfin penser concrètement, sur un pied d’égalité.
Inventer un corps
Michel Foucault publié dans la revue de philosophie en 1970 Critique l’essai «Theatrum Philosophicum». Il traite les deux premiers ouvrages majeurs de son collègue et ami Gilles Deleuze : « Différence et répétition » (1968) et « Logique du sens » (1969). Ce n’est pas un hasard si la publication des deux livres coïncide avec la révolte de mai 1968 (les traductions complètes en allemand, de manière significative, sont parues très tard, toutes deux au début des années 1990), même si, à première vue, on semble très peu en parler. La seule chose qui saute aux yeux, c’est que quelqu’un a envie de recommencer, semble en avoir marre, comme je l’ai dit, et a peut-être dû goûter trop longtemps à l’air trop séminaire : « La primauté de l’identité, quoi qu’il en soit. être défini, définit le monde de la représentation. Mais la pensée moderne naît de l’échec de la représentation ainsi que de la perte des identités et de la découverte de toutes les forces qui agissent sous la représentation de l’identique”, affirme-t-il avec audace dans l’avant-propos de l’auteur.
La critique de Foucault sur les deux livres contient également la fameuse phrase hyperbolique dès le début, qui peut une fois de plus fournir la devise tant citée pour le 100e anniversaire de Gilles Deleuze le 18 janvier : « J’ai longtemps cru que ces deux ouvrages étaient tournant au-dessus de nos têtes, de manière mystérieuse. Résonance avec les œuvres de (Pierre) Klossowski, grand signe aussi qui dépasse toutes les limites. Mais un jour peut-être le siècle sera deleuzien.»
Le nom de Pierre Klossowski n’est pas ici seulement parce qu’un chapitre de la « Logique du sens » lui est dédié. Il se présente là comme le parrain des nouveaux anti-canons : Sade et Nietzsche. D’ailleurs, parmi les gens mesquins de l’histoire récente de la philosophie, le fait que Klossowski ait dédié son livre “Nietzsche et le Circulus vitiosus deus” en 1969 à Gilles Deleuze et non à Foucault, à cause de la jalousie qui a pu en résulter , est considérée comme la première cause de la rupture entre les deux collaborateurs. Mais celle-ci n’aura effectivement lieu qu’à la fin des années 1970. La raison externe de cette rupture était d’ailleurs les manifestations et pétitions de 1977 contre l’extradition de l’avocat pénaliste de la RAF, Klaus Croissant, vers la République fédérale d’Allemagne. Foucault a eu à l’époque une côte cassée par la police, mais, pour faire simple, il n’a pas voulu déclarer sa solidarité inconditionnelle avec la RAF elle-même comme Deleuze et surtout son nouveau collaborateur Félix Guattari. Deleuze publie ensuite son livre sur Foucault en 1986, deux ans après sa mort.
En tout cas, Nietzsche est le maître mot (Deleuze et Foucault ont également été rédacteurs de l’édition critique française complète). « Nietzsche et la philosophie » est aussi le titre du premier grand livre de Deleuze paru en 1962, dans lequel se manifeste notamment le relationnisme et le pragmatisme de sa philosophie : « Nous ne comprendrons jamais le sens de quelque chose (…) si nous n’en reconnaissons pas le pouvoir. qu’il « s’approprie quelque chose, l’exploite, en prend possession ou s’y exprime ».
Pour Deleuze, le Nietzsche qu’il a réinventé est une échappatoire au marxisme et à la psychanalyse, qui dominaient largement son environnement philosophique et politique. Nietzsche, du moins le Nietzsche de Deleuze, est dans une tout autre situation : « À travers tous les codes du passé, du présent et du futur, il a le souci de laisser se produire quelque chose qui ne peut et ne sera pas codé. Laissez cela se produire sur un nouveau corps. « Inventer un corps sur lequel cela peut se produire et couler » (« Nietzsche », 1965). Le « corps sans organes », que Deleuze/Guattari postuleront plus tard, pour paraphraser Antonin Artaud, comme une « limite » au possible, est déjà anticipé à ce stade dans la lecture de Nietzsche.
Immaculée Conception
Au début, Deleuze faisait de la bonne histoire philosophique à l’ancienne et écrivait des essais principalement sur (dans le contexte du début des années 1960) des personnalités étrangères telles que David Hume, Henri Bergson, Spinoza (qui réapparaîtront tous régulièrement dans l’œuvre de Deleuze). «Ma façon de m’en sortir d’un seul tenant, je pense, était de considérer l’histoire de la philosophie comme une sorte de putain de cul ou, ce qui revient au même, d’immaculée conception. J’imaginais prendre un auteur par derrière et en faire un enfant qui serait le sien, mais quand même monstrueux. Que ce soit le sien est très important, car l’auteur devait en fait dire tout ce que je lui faisais dire » (« Lettre à un critique strict », 1973).
Sa capacité à lire, malveillante mais idéalement méticuleuse, s’est probablement établie très tôt. Un ancien camarade de classe du Lycée Carnot de Paris, l’écrivain Michel Tournier, se souvient : « Il avait des pouvoirs extraordinaires de traduction et de réarrangement : toute la philosophie épuisée et tout le programme passaient par lui et paraissaient méconnaissables, mais rajeunis d’un souffle nouveau. , goût amer et non digéré de la nouveauté que nous, les esprits les plus faibles et les plus paresseux, trouvions irritant et repoussant » (« Le Paraclet du Vent”, 1977).
Si, comme le dit Deleuze, la vie des professeurs est rarement intéressante, leur travail devrait au moins être guidé par un sens de l’humour particulier. Frappez-le et c’est parti : « L’humour est l’art des conséquences ou des effets : D’accord, d’accord avec tout, me donnerez-vous cela en retour ? Vous verrez ce qui en sortira. L’humour est traître, c’est une trahison. L’humour est atonal, absolument invisible, il laisse filer quelque chose. Il est toujours au milieu, en chemin. Il ne monte jamais et ne monte jamais en spirale, il reste à la surface – c’est là qu’il crée ses effets. L’humour est un art de l’événementiel pur » (« Dialogues » avec Claire Parnet, 1977, allemand 1980).
La philosophie de l’événement (comme celle de Nietzsche ou de Deleuze) est une risée : ” Celui qui lit Nietzsche sans rire souvent et parfois comme un fou, c’est pour lui comme s’il ne lisait pas Nietzsche. Mais la risée a des défenseurs, des modèles, un “. programme : “l’humour masochiste contre l’ironie sadique, l’humour de Proust contre l’ironie de Gide”. En ce sens, par exemple, « l’obscénité de la loi » dans le livre Kafka de Deleuze/Guattari conduit à l’affirmation indiscutable : « La loi est dans un magazine pornographique ».
Le XXe siècle est-il désormais devenu deleuzien – « superficiel », « non dialectique », « pragmatique », « vitaliste » ? Ses prédictions politiques pour le 21e siècle ne sont pas loin de la réalité : « On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est vraiment la plus grande frayeur au monde. Le marketing est désormais l’instrument de contrôle social et façonne la race éhontée de nos maîtres. Le contrôle est à court terme et vise un roulement rapide, mais aussi continu et illimité, tandis que la discipline est à long terme, infinie et discontinue. L’homme n’est plus l’homme pris au piège, mais l’homme endetté. Pourtant, le capitalisme a maintenu comme constante que les trois quarts de l’humanité vivent dans une misère extrême : trop pauvres pour être endettés et trop nombreux pour être incarcérés. Le contrôle sera donc confronté non seulement à la dissolution des frontières, mais aussi à l’explosion des bidonvilles et des ghettos » (« Postscript on Control Societies », 1990).
Le 4 novembre 1995, Gilles Deleuze, atteint d’une maladie pulmonaire incurable et attaché à des tubes et à des bouteilles d’oxygène, se suicide.
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