Depuis près de trente ans, il est LA référence à Radio-Canada en matière de religion. Mais l’heure de la retraite a maintenant sonné pour Alain Crevier. Après son départ, il ne restera plus de journaliste spécialisé dans ce domaine : le diffuseur public abolira son poste. L’ancien animateur de Deuxième regard s’en attriste, y voyant une fois de plus la preuve du désintérêt obstiné des Québécois pour tout ce qui a trait de près ou de loin à Dieu.
« Les Québécois ont voulu se débarrasser de la religion dans leur vie. C’est correct, mais en faisant ça, on a cru qu’il fallait aussi s’en désintéresser et faire comme si ça n’existait pas. Ce qu’on a oublié, c’est que la religion, quelle qu’elle soit, demeure très importante pour plein de gens sur la planète. En s’en désintéressant, on s’isole. On se prive d’une manière de voir les différents événements ailleurs dans le monde », souligne Alain Crevier.
Plus de quinze ans plus tard, Alain Crevier constate que ses pires appréhensions se sont avérées.
« Ça se sent par exemple en ce moment dans la couverture qui est faite de la guerre entre le Hamas et Israël. On parle des combats, de la situation politique. Mais on oublie de traiter ce conflit-là du point de vue de la religion, alors que c’est la raison d’être de l’État d’Israël », fait remarquer Alain Crevier dans une entrevue accordée au Devoir quelques semaines avant son départ de Radio-Canada.
Trajectoire inattendue
Rien ne prédestinait cet ancien chanteur folk, qui avait connu un certain succès dans les années 1970 avec son groupe Automne, à devenir le grand expert des affaires religieuses. Alain Crevier est entré au début des années 1980 à Radio-Canada comme chroniqueur culturel, avant de passer au secteur de l’information. Au début des années 1990, il fait le saut à Radio-Québec, où il présentera les magazines Nord-Sudsur l’actualité internationale, puis Feu vertsur l’environnement.
En 1995, on lui offre à son grand étonnement de prendre la barre de Deuxième considération, l’émission de Radio-Canada traitant de l’actualité religieuse et des grandes questions existentielles.
C’est un reportage d’Ariane Émond, l’une des journalistes de l’émission, qui le convaincra d’accepter la proposition. « Le reportage abordait la délicate question du port du voile dans les écoles. On ne parlait jamais de ça dans ce temps-là. J’y ai tout de suite vu un enjeu de société qui allait prendre de l’ampleur. C’est ça qui m’a intéressé », se souvient celui qui s’est toujours défini comme un athée.
Ça se sent par exemple en ce moment dans la couverture qui est faite de la guerre entre le Hamas et Israël. On parle des combats, de la situation politique. Mais on oublie de traiter ce conflit-là du point de vue de la religion, alors que c’est la raison d’être de l’État d’Israël.
Animer une émission aussi nichée que Deuxième regarddiffusée dans la case horaire ingrate du dimanche après-midi, était pourtant loin d’être la fonction la plus en vue à Radio-Canada. N’importe quel journaliste un tant soit peu ambitieux aurait préféré décliner l’offre. Mais pas Alain Crevier. « J’avais croisé Marie-France Bazzo juste après avoir accepté. C’est une femme qui peut être très impressionnante. Elle m’avait regardé avec ses grands yeux et elle m’avait dit : “Mais, Alain, qu’est-ce que tu viens de faire ?” »
« Tout le monde me croyait fou. Et c’est vrai que je ne connaissais rien aux affaires de religion. Je croyais d’ailleurs que ça allait juste durer un an ou deux. Je m’étais dit qu’ils allaient bien finir par s’apercevoir que je ne connaissais rien là-dedans », raconte-t-il en riant.
Problème d’image
Finalement, il se plaira dans ce rôle. Sous sa houlette, Deuxième regard s’intéressera non seulement à l’actualité religieuse, mais aussi à toutes les formes de spiritualité, à la philosophie et aux grands débats éthiques, comme celui autour de l’aide médicale à mourir.
Pour autant, l’émission a toujours souffert d’un préjugé défavorable. Plusieurs la percevaient à tort comme un vecteur de prosélytisme, sans doute parce qu’elle était diffusée tout juste après Le jour du Seigneurla messe télévisée. Certains en sont même venus à penser qu’Alain Crevier était un curé.
« On a tout fait pour changer l’image de l’émission, mais on n’y est jamais vraiment parvenus. Je me suis tellement battu avec la direction pour changer de case horaire, pour qu’on ne soit plus associés au Jour du Seigneurmais on n’a jamais réussi. À la fin, j’avais abandonné. Je me disais que c’était déjà beau qu’on nous laisse faire une émission sur ces sujets-là », relate-t-il.
Radio-Canada a finalement déprogrammé Deuxième regard en 2019, prétextant des changements dans les habitudes de consommation des téléspectateurs. Paradoxalement, Le jour du Seigneur est toujours en ondes, une décision qu’Alain Crevier peine à s’expliquer.
Dans les quatre dernières années, le journaliste est demeuré néanmoins occupé. Radio-Canada lui a confié l’animation d’un balado, Être, la suite logique de Deuxième regard. Chaque fois que l’état de santé du pape vacillait ou qu’un haut placé de l’Église était accusé d’agressions sexuelles, c’était aussi à lui qu’on faisait appel au Téléjournal. « À un moment donné, j’aurais aimé couvrir d’autres sujets, élargir mon terrain de jeu. Mais je suis conscient que je me suis un peu cantonné avec Deuxième regard », confie l’animateur de 67 ans.
Dans l’ombre des « radios poubelles »
On l’oublie, mais Alain Crevier a aussi fait autre chose ces vingt-cinq dernières années que le « battre religions », comme on dit dans le jargon journalistique. De 1996 à 2001, en parallèle avec Deuxième regardil a animé l’émission matinale à la radio de Radio-Canada à Québec.
Si ICI Première devance aujourd’hui les stations privées dans les cotes d’écoute, c’était tout le contraire à l’époque. Sondage après sondage, Radio-Canada traînait la patte dans la vieille capitale. Le marché était complètement dominé par les radios privées avec leurs animateurs vedettes : Robert Gillet, André Arthur et Jeff Fillion. « Ce n’était pas une belle période pour faire de la radio à Québec. Tu rentrais dans un autobus et tu entendais André Arthur parler des “lesbiennes de la DPJ”. Toutes ces conversations de taverne prenaient le dessus dans le débat public. Tu essayais d’élever le niveau, et tu te faisais traiter de snob et d’intellectuel. Il y a encore un fond de ça à Québec, mais heureusement, ça a beaucoup changé », note celui qui habite toujours la région.
Alain Crevier caresse déjà toutes sortes de projets pour sa retraite. Il compte entre autres poursuivre l’écriture d’un livre sur lequel il travaille depuis longtemps. Radio-Canada promet aussi de continuer à avoir recours à lui à titre d’intervenant lorsque l’Église se retrouvera au coeur de l’actualité.