2024-07-19 21:16:07
AGI – Un roman nécessaire »Sœurs dépareillées», débuts dans la fiction par Lucie Esposito, journaliste qui a commencé il y a trente ans en quittant Naples, sa ville natale, pour Milan. Nécessaire car il déroule dans une intrigue palpitante la fin d’une prostituée albanaise écartelée à coups de hache par son souteneur. Un sale crime comme tant d’autres, le journaliste habituel hausse les épaules et relègue l’actualité à un simple article. Mais non, Lucia Esposito est têtue, il faut parler du fonctionnement du système marché des femmes, et il faut descendre dans l’abîme, où la dégradation des esclaves n’a pas de fond. On en parle maintenant, une pute assassinée fait moins d’actualité qu’un fémicide entre conjoints, petits amis, amants, mais ça reste un fémicide.
Un roman donc. Mais il y a une histoire vraie derrière tout cela. Viola Valenti, stagiaire d’été dans un journal à l’ombre de la Madonnina, en est la protagoniste. Mais c’est aussi l’alter ego littéraire de Lucia Esposito. Un personnage de papier, certes, mais néanmoins au cœur de sa conscience, terminal d’un sentiment de culpabilité qu’elle porte en elle depuis qu’elle aussi, Lucia, est entrée pour la première fois à la rédaction d’un journal. Car Lucia connaissait bien Ershela, la victime abattue comme un mouton portant un agneau dans son ventre, au plus fort de son enquête sur les filles des trottoirs. Un prêtre qui se promène la nuit pour les sortir de la rue lui a donné l’occasion de l’interroger. Et Ershela a fait ressortir, comme dans un profond soupir, sans pause, tout ce qu’elle avait vécu.
Un petit ami qui l’emmène d’Albanie en lui promettant de l’épouser, l’amène à Otrante, mais au lieu d’une robe blanche, il lui donne des talons hauts, une jupe courte et du rouge à lèvres sans vergogne. Des Pouilles à Turin, de Turin à Milan, de Milan à Rimini, partagé avec un autre proxénète. Un désespoir brisé seulement par les lettres qu’Ershela écrit chaque jour à Alina, sa sœur adolescente bien-aimée laissée en Albanie. Jamais envoyés, cachés sous le matelas, trompant un jour de les livrer en personne. Les lettres aident également Ershela à garder espoir : « Écrire m’aide à me souvenir, cela me force à réfléchir », note-t-elle. Cependant, ce paquet de papiers rédigés en albanais finit entre les mains de Viola-Lucia, remis par le partenaire de ségrégation d’Ershela, un Nigérian, alors que la jeune Albanaise est désormais un cadavre que personne ne revendique.
La journaliste promet qu’elle les livrera à Alina, qui a également été emmenée hors de son pays natal et transférée à Albissola, pour faire le même travail que sa sœur. Lucia remet cependant ces lettres à la police, après les avoir photocopiées pour les faire traduire. C’est la vulnérabilité qui l’a accompagnée jusqu’à présent, le remords de trahison envers une « sœur » avec un ADN différent, car elle est devenue telle au cours de l’entretien : elle a quitté son pays natal le jour même où Viola-Lucia quittait sa famille pour se rendre l’aventure milanaise.
Les lettres d’Ershela – qui transpercent la naïveté d’une jeune martyre, les tentatives de rédemption, la fuite tragique, la répulsion pour le matelas crasseux sur lequel dormir et les souffles d’étrangers sur elle, la douleur des coups, la rébellion contre une fructueuse la maternité d’un viol et puis l’acceptation de cette vie qui devient chaque jour plus vive dans son ventre – ces lettres sont l’un des deux niveaux de l’histoire. L’autre, c’est la vie de Viola : depuis la première fois qu’elle est catapultée par son patron sur les lieux d’un crime, un mort dans la rue et le pourboire que lui donne un journaliste “chien truffier”, quelqu’un qui “souffle dans sa pipe”. – à l’enquête sur le monde des escortes, où il a le courage de s’infiltrer ; de l’amitié avec un beau collègue qui, au contraire, tombe follement amoureux d’elle, à la relation décevante avec un homme charmant mais avec une alliance au doigt. Surtout, règne le lien problématique avec Chiara, la vraie sœur, snob bientôt mariée à un riche noble, parfaite, belle, adéquate. Mais envers lui, elle est invariablement froide, étrangère, « aussi dépareillée que cela arrive avec des chaussettes ». C’est sur le bloc des contradictions familiales que Viola apprend à travailler grâce également à l’apport d’Ershela : “Les choses, bonnes ou mauvaises, doivent toujours être dites, car les silences construisent des murs”.
L’épilogue est une série de rebondissements, différents de ce qui est réellement arrivé aux lettres de l’esclave venu de l’autre côté de l’Adriatique, lorsque l’Italie était perçue comme « L’Amérique ». “Incapable de changer mon passé, j’ai écrit ce roman pour changer la fin de mon histoire”, conclut Esposito à la fin du livre. Qui est à la fois fiction et sincérité : avec des éclairs ironiques (le grand reporter policier « contemple la bouche de sa pipe comme une bouche à embrasser »), des intermèdes napolitains tantôt savoureux, tantôt enchantés (dans une rue de Spaccanapoli l’épiphanie d’un homme qui « vend des câlins » et qui vous serre vraiment contre lui pour une pièce de monnaie placée dans son panier). Et l’écriture est rapide, ultra-rapide, mais parfois éclairée par des images ailées.
Mais il y a une autre couche dans ce roman-réalité. Esposito, qui dirige la troisième page de « Libero », mène une opération de métajournalisme. Une petite croisade sur ce qui se passe dans les rédactions, contre l’évidence des nouvelles mises sur la page seulement si elles sont capables de « saisir » le lecteur : peut-être une énième observation de Martiens. Duvet. Mais en attendant « la règle Strange s’applique-t-elle dans les journaux ? Ensuite, ça marche. Tout doit être amusant et surtout mignon. » C’est aussi pour cela que la nouvelle d’une prostituée enceinte frappée à coups de hache ne mérite pas plus de trente lignes “pour mémoire et puis tout est bien scellé dans le congélateur de l’oubli”. Et là, nous revenons à l’attaque. « Sorelle spaiate » (Giunti, 252 pages, 15,90 euros) est un livre indispensable.
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