Le regard masculin domine la sexualité et fait des dégâts – Maïa Mazaurette

Si le débat sur la sexualité vous intéresse, vous avez peut-être lu ou entendu le mot « phallocentrique ». Comme tous les mots qui font gagner Scarabeo, même “phallocentrique” inspire la peur. Même si sa signification n’a rien d’abscons : phallocentrique est tout ce qui est centré sur le pénis, et par extension toute pensée adoptant une perspective masculine. Sexuellement, le point de vue masculin est comme l’air que nous respirons : omniprésent, invisible et parfois toxique, mais assez facile à repérer quand on le signale.

Commençons par le phallocentrisme anatomique. Jusqu’à il y a quelques années, il y avait des scientifiques pour qui le clitoris était « un pénis atrophié », c’est-à-dire que l’organe féminin était conçu à partir du corps masculin. L’inverse ne s’est pas produit : personne n’a jamais comparé le pénis à un « clitoris saillant », ni les testicules à des « ovaires tombants », alors que la comparaison est tout aussi légitime, ou tout aussi absurde.

Le même phallocentrisme est à l’œuvre lorsque le vagin est qualifié de trou. Un trou est par définition ouvert, alors que le vagin ne l’est pas. La seule raison pour laquelle nous en parlons encore aujourd’hui comme d’un trou est que nous le regardons du point de vue du pénis (en érection). Le vagin, pour mémoire, est une muqueuse et un muscle, et donc ni vide, ni ouvert, ni béant. Dans la continuité, je pourrais aussi donner l’exemple de l’adjectif “mystérieux” appliqué systématiquement au sexe féminin : je suis une femme, je suis une femme depuis ma naissance et je n’y trouve rien de mystérieux (alors que je Je suis souvent intrigué par les perceptions masculines).

Implications légales
Ce qui est vrai pour les organes génitaux est vrai pour tout le corps. À l’école, on m’a appris que la poitrine des femmes était hypertrophiée (par rapport à celle des hommes), mais pas que celle des hommes était atrophiée (par rapport à celle des femmes). Ils m’ont également appris que les femmes étaient plus belles et plus séduisantes – pas plus que des opinions présentées comme des faits, mais reflétant un point de vue masculin hétérosexuel. En tant que femme et hétérosexuelle, je trouve le corps masculin plus beau que celui féminin, et j’aimerais ne pas avoir à me battre pour affirmer ma subjectivité.

Le phallocentrisme a des conséquences évidentes sur notre comportement. Commençons par le plus évident : les rapports sexuels se définissent par la pénétration, ou plutôt par une pratique relativement inefficace pour le plaisir féminin. S’ils avaient laissé les femmes formuler la définition des rapports sexuels, je doute qu’ils auraient choisi le seul type de rapports sexuels pouvant entraîner une grossesse ou une maladie, et même sans garantir l’orgasme.

Et tant qu’on parle de pénétration : non, l’homme ne « prend » pas la femme. Si nous tenons une pomme dans notre main, la pomme est à l’intérieur de notre main. Sexuellement parlant, ce sont donc les femmes qui « prennent les hommes »… sauf bien sûr lorsqu’elles stimulent sa prostate (auquel cas elles sont en fait « prises » à l’intérieur d’elles). En passantje voudrais vous rappeler que depuis quelques années le point de vue féminin sur les rapports sexuels a son propre vocabulaire : le pénis pénètre bien le vagin, mais le vagin”faire le tour» le pénis, c’est-à-dire l’enveloppe et le maintient. Le contraire de pénétration est “clôture” (un néologisme qui fait aussi gagner au Scrabble).

Ce qui vaut pour le comportement vaut évidemment aussi pour l’imaginaire, pour les fantasmes et les désirs. Aujourd’hui encore, de nombreux spécialistes répètent que les rapports sexuels sont nécessaires pour les couples, même peu de temps après l’accouchement. La formule adoptée est qu’il faut « faire un effort » : raccourci pour dire que c’est la femme qui doit s’adapter à l’homme (puisqu’elle, selon une autre formule consolidée, n’a pas « assez de libido »).

Des traces de phallocentrisme du désir émergent même en droit français, car ici pour dénoncer un viol il faut démontrer qu’il y a eu violation du consentement, ou plutôt on suppose que la femme a dit oui. En droit espagnol et suédois, c’est l’inverse qui se produit : c’est l’accusé de viol qui doit prouver que la relation était consensuelle, car l’hypothèse évidente est que la femme a dit non.

Naturellement, le phallocentrisme s’étend aussi à l’imagerie érotique et pornographique, qui met généralement en scène des pratiques jouissives pour les hommes et parfois extrêmement violentes pour les femmes. Le regard masculin est une catégorie à part entière : le genre dit Pov (de point de vue, point de vue), dans lequel les rapports sexuels sont “vus” à travers les yeux de l’homme, mais très rarement à travers ceux de la femme. Ces contenus sont consommés massivement, et aussi par un public féminin, au point que certaines féministes commencent à parler de « colonisation du désir féminin », conditionné par le regard, les gestes et les codes des hommes.

Catastrophes scientifiques
Je clôturerais cette page phallocentrique en remettant en cause l’un des objectifs de la sexualité : la procréation. Dans les manuels scolaires avec lesquels j’ai grandi, l’ovule féminin, invariablement passif, attendait d’être fécondé par un spermatozoïde. Aujourd’hui, nous savons que l’ovule et le sperme interagissent, sans dominer ni pénétrer l’autre ! Le développement du fœtus féminin se lit avec le même phallocentrisme, qui se caractériserait par une simple “absence” du chromosome Y, et donc de la testostérone, qui rendrait également “passif” le processus de féminisation.

Certaines de ces affirmations circulent encore aujourd’hui sur Internet, sous-entendant que les femmes sont des hommes inachevés. A ce propos, cela ne vous surprendra pas de savoir que dans le domaine scientifique le phallocentrisme provoque des catastrophes : les études médicales sont plus souvent menées sur des hommes (ou des animaux mâles), ce qui explique pourquoi des maladies féminines comme le vaginisme ou l’endométriose sont restées longtemps dans l’ombre… et parce qu’aujourd’hui encore la plupart des médicaments sont destinés au corps masculin.

Vous l’aurez compris où je veux en venir : non seulement la vision masculine du sexe est omniprésente, mais elle fait aussi des dégâts (à l’enseignement, au droit, à la médecine ou à la chambre). Contrairement à ce que l’on entend sans cesse répéter, en effet, la différence des sexes ne repose pas sur une opposition ou une complémentarité, mais sur une hiérarchie très nette. Dans tous les exemples que j’ai cités, le regard masculin “prévaut” sur celui féminin, finissant par effacer l’expérience des femmes.

Il est vrai que quelque chose a commencé à changer, mais la révolution n’est en aucun cas acquise. Le phallocentrisme se cache au cœur des automatismes mentaux : il faut parfois des années pour reprendre possession de son corps, de ses perceptions et de ses fantasmes. Mais lorsqu’une femme retrouve son expérience subjective sans passer par le filtre masculin, elle retrouve à la fois le désir et le plaisir. C’est la saison du nettoyage de printemps, n’est-il pas temps de nettoyer vos yeux aussi ?

(Traduction de Matteo Colombo)