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Le roman de la rivière et de la forêt

by Nouvelles

2024-11-11 20:21:00

«Vivre à la ferme est une forme de sacerdoce. Les agriculteurs sont convaincus que la terre les protège de la barbarie. En réalité, cela les asservit. » Orpheline très jeune, Almanda a grandi avec un couple d’« oncles » qui ont travaillé et retravaillé sans relâche les terres gagnées sur la forêt dans un village de colons au bord du lac Pekuakami, dans la péninsule du Labrador (est du Canada) : « un mer parmi les arbres. De l’eau à perte de vue, grise ou bleue selon l’humeur du ciel, traversée par des courants glacés. Le lac est à la fois beau et terrible. Incommensurable. Et la vie y est aussi fragile qu’ardente. »

Il a quinze ans et est en train de traire des vaches lorsqu’il aperçoit un jeune Amérindien descendre la rivière en canoë. Leurs regards se croisent, ce soir-là puis d’autres. Almanda tombe amoureuse de ce qui est pour elle « une sorte de vagabond porté par le vent » : Thomas. «J’étais jeune, je le sais bien. Entouré d’êtres prisonniers de leurs propres terres, j’ai découvert que quelqu’un était libre.” Elle demande à Thomas de l’emmener avec lui sur les terrains de chasse d’hiver, sur les montagnes au-delà desquelles « la plaine blanche du Grand Nord s’étendait à perte de vue ». En canot ils remontent le lac puis la rivière Péribonka : « à droite, l’eau. À gauche, une ligne de sable et de rochers se profilait devant la forêt. Pour moi, c’était le passage entre deux mondes, plongé dans une exaltation que je n’avais jamais ressentie auparavant.” Il apprendra que les êtres humains ne sont supérieurs à personne ; que la peur paralyse, tandis que la peur invite à la prudence ; que la cohérence de l’apprentissage est un long voyage ; il apprendra à chasser et à respecter la proie : c’est elle qui décide de se donner. «En offrant sa vie bouillie (l’orignal, ndr) permet au chasseur de vivre. Il faut le remercier”, lui explique Thomas. Ainsi les Innus, chasseurs, pêcheurs, cueilleurs nomades, redonnent à l’animal sa dignité, rendant volontaire l’inévitable. Il apprendra l’innu-aimun, qui ne possède que huit consonnes, sept voyelles et quinze sons distincts. Une langue dans laquelle il n’y a ni féminin ni masculin, fait la distinction entre l’animé et l’inanimé. Il apprendra à fabriquer de la nourriture de neige : une mélasse au goût d’érable que les autochtones savaient cuisiner à partir de résine d’arbre, assurant un aliment sucré en plein hiver.

La voix du narrateur Loiun roman de l’écrivain et journaliste innu Michel Jean, est celui d’Almanda, son arrière-grand-mère. Désormais vieille, elle se souvient de sa jeunesse. Et ce qui commence comme l’histoire d’amour de Thomas se transforme progressivement en une histoire d’amour aussi pour la forêt, la rivière, le lac, “l’air plein de l’odeur des pins”, “les milliers de cœurs de tailles et de formes différentes”. qui bat à l’unisson autour d’elle et pendant le temps qui s’écoule entre les deux, déclenchant le changement circulaire. Le peuple Innu et la somptueuse nature subarctique sont les véritables protagonistes du livre, qui se transforme ensuite à nouveau, cette fois en élégie. Si le père de Thomas avait connu le monde avant l’arrivée des blancs, ses enfants vont devoir s’adapter à une vie extraterrestre. La déforestation devient intensive. Almanda raconte que «quand il a vu une coupe à blanc, Thomas est devenu furieux: “Il ne suffit pas d’abattre les arbres – crie-t-il – il faut tout détruire, les oiseaux, les animaux, ils détruisent l’esprit même de la forêt!” « » La femme observe que c’est le raisonnement d’un innu qui sait qu’il revient toujours aux mêmes endroits. «Le bûcheron, lui, marche droit devant lui, sans jamais se retourner. Il court après le progrès.” L’histoire devient dramatique et émouvante lorsqu’à la fin de l’été, la famille d’Almanda monte dans des canoës pour retourner sur les terrains de chasse d’hiver et est bientôt frappée par une odeur nauséabonde. Ils voient devant eux des milliers de rondins coupés flottant sur le lac Pekuakami : « une masse immense, sombre et ondulée ». Il était impossible de remonter la rivière : « devant nous, la Péribonka, étouffée par le poids des troncs, vomissait la forêt dans le lac ».

Les moulins à papier dévorent les bois, les barrages créent « une sorte d’Atlantide innue », les autochtones ne peuvent plus se promener : désormais la terre appartient à la « compagnie ». Mais les tentes ne sont pas adaptées pour hiverner sur les bords du lac balayés par les vents, et il n’y a pas assez de gibier dans la réserve pour tout le monde. Le gouvernement distribue des subventions. Les autochtones passent d’une vie nomade à une existence sédentaire, de l’autonomie à la dépendance : “on n’en est plus jamais sorti”. Après les terres, ils lui enlèvent aussi ses enfants. Tous les enfants âgés de six à quinze ans sont déportés dans des internats (« Essayez d’imaginer un village sans enfants »). Ici, il est également interdit de parler sa propre langue. «Les prêtres punissaient ceux qui osaient le faire. Encore un pont coupé entre les générations. Ils pensaient les rendre blancs en les privant de leur langue. Mais un Innu qui parle français reste un Innu. Avec encore une blessure. » Malnutris et maltraités, souvent maltraités par les prêtres, de nombreux enfants meurent. Ceux qui rentrent chez eux ne savent plus qui ils sont (l’ampleur de cette tragédie n’a été révélée qu’en 2021, deux ans après la sortie du livre, lorsque des milliers de charniers où avaient été jetés des dizaines de milliers d’enfants ont été examinés par des autochtones). . Certains se perdent dans l’alcool, d’autres se suicident. D’autres encore résistent, comme Jean, qui a reconstruit, pour nous aussi, le monde de ses ancêtres, en paroles, comblant avec son imaginaire les vides des souvenirs perdus.

Michel Jean



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