Les études maghrébines en France : Bilan et recommandations pour renouer avec la recherche et le terrain

Depuis les années 1990, les études françaises en sciences sociales sur le Maghreb sont confrontées à deux défis majeurs : refonder les disciplines héritées de la décolonisation et renouer avec un terrain de recherche de plus en plus difficile d’accès et éloigné du français. Alors que la période dynamique des révolutions arabes de 2010-2011 se referme, il est urgent de dresser un bilan scientifique des soixante dernières années d’études en France, tant dans l’enseignement que dans la recherche, afin de formuler des recommandations pour combler le fossé croissant entre la recherche française et les terrains maghrébins. C’est dans ce contexte que le Groupement d’intérêt scientifique (SIG) Moyen-Orient et Mondes musulmans du CNRS a lancé une enquête quantitative auprès de 450 enseignants et chercheurs travaillant en France sur le Maghreb. Fruit de cette enquête et d’une concertation avec la communauté scientifique, le livre blanc intitulé “Les études magrébines en France” propose une réflexion approfondie sur l’état des études et de l’enseignement sur cette région. Publié en juin 2023, cet ouvrage est accessible gratuitement sur le site du SIG Moyen-Orient et Mondes musulmans.

Le livre blanc révèle, grâce à un taux de réponse supérieur à 66%, l’existence d’une vaste communauté scientifique spécialisée dans les sciences humaines et sociales, héritière d’une longue tradition d’érudition coloniale développée dans les anciennes colonies françaises du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie. Cependant, cette communauté a été confrontée à des difficultés croissantes dans les années 1990, en raison de la guerre civile en Algérie et de l’autoritarisme croissant des régimes marocain et tunisien, qui ont éloigné les chercheurs du terrain. De plus, les universités maghrébines ont connu une crise sévère à partir des années 2000, ce qui n’a pas favorisé le renouvellement des études sur la région. Parallèlement, de nombreux chercheurs français arabisants se sont tournés vers le Proche-Orient plutôt que le Maghreb, considérant ce dernier comme trop restreint. Les révolutions arabes de 2011 ont brièvement réanimé l’intérêt pour le Maghreb, mais cette dynamique s’est rapidement affaiblie. Malgré cela, de nouvelles recherches menées dans les langues du Maghreb ont permis d’espérer un renouveau, même si elles ne comblent qu’en partie le retard par rapport aux études nord-américaines, néerlandaises ou allemandes.

Les études françaises sur le Maghreb en 2023 rencontrent trois paradoxes importants. Tout d’abord, la densité du champ académique, héritée d’une proximité historique avec les sociétés maghrébines depuis les années 1960, est à la fois un atout et une faiblesse. Bien qu’il existe une communauté scientifique nombreuse, aucune structure ne rassemble les spécialistes du Maghreb. Ensuite, malgré une forte demande de la part des étudiants issus de l’immigration, seul le Proche-Orient bénéficie d’une reconnaissance scientifique suffisante et de moyens importants pour la recherche sur cette région. Enfin, alors que les universitaires maghrébins enseignent et font des recherches principalement en arabe, la recherche française reste massivement francophone. Cela entraîne une vision limitée du Maghreb, souvent considéré comme une prolongation de la France, et laissent dans l’ombre des aspects importants des sociétés maghrébines.

Le prisme francophone qui caractérise les études françaises sur le Maghreb est alimenté par une offre insuffisante de formations. Aujourd’hui, il est impossible pour un étudiant de se former à la fois en langue arabe (ou berbère) et en sciences sociales en France, faute de cursus coordonnés. De plus, les stages proposés aux arabisants sont principalement situés au Proche-Orient, et les échanges académiques avec le Maghreb sont limités en raison du manque de moyens alloués aux instituts français de recherche à l’étranger. Les relations avec les sociétés maghrébines reposent donc principalement sur des réseaux anciens et obsolètes, et la recherche française sur le Maghreb souffre d’une déconnexion intellectuelle, les travaux en sciences sociales au Maghreb étant principalement rédigés en arabe et peu accessibles aux chercheurs français, et vice versa.

Cette déconnexion intellectuelle se traduit par des lacunes thématiques dans les études françaises sur le Maghreb. Si l’histoire coloniale et l’histoire médiévale sont bien représentées, d’autres périodes, comme l’époque moderne ou le XXe siècle après les indépendances, sont peu étudiées. De plus, des thématiques telles que l’économie politique, la sociologie de l’État, la sociologie des classes populaires, la littérature arabophone ou l’anthropologie religieuse sont négligées, ce qui conduit à une “fabrication de l’ignorance”. Malgré une demande forte de la part des étudiants, les capacités d’encadrement pour combler ces lacunes restent limitées et concentrées à Paris.

Face à ces constats, il est impératif de créer des postes d’enseignants-chercheurs couvrant les lacunes thématiques et exigeant la maîtrise des langues et des sources du Maghreb. Il est également nécessaire d’agir rapidement pour améliorer la formation initiale en combinant langue arabe (ou berbère) et sciences sociales, et en favorisant les échanges académiques avec le Maghreb. La recherche française sur le Maghreb doit renouer les liens avec les sociétés maghrébines et combler les béances intellectuelles qui existent actuellement.

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