À la fin des années 1960, l’astrophysicien théoricien américain John Bahcall exprimait sa dépression dans un séminaire où il présentait sa théorie du flux de neutrinos produits par les réactions thermonucléaires du Soleil. Son ami et collègue Raymond Davis, derrière une expérience de détection de ce flux dans la mine d’or de Homestake dans le Dakota du Sud (États-Unis), désormais célèbre sous le nom de Expérience à la maison, venait de montrer qu’il y avait moins de neutrinos que prévu par les calculs de Bahcall. La scène se déroulait au mythique Caltech où se trouvait le tout aussi mythique Richard Feynman. Le prix Nobel de physique assistait au séminaire et Feynman tenta de remonter le moral à Bahcall en lui disant que lui non plus ne voyait pas d’erreurs dans ses calculs du flux de neutrinos.
Olivier Drapier, chercheur au laboratoire Leprince-Ringuet de l’École polytechnique, CNRS, nous parle des neutrinos, ces particules de matière que l’on peut utiliser pour étudier les étoiles et l’Univers. © École polytechnique
Des particules qui se convertissent les unes dans les autres périodiquement
Rappelons que ces particules sont neutres, avec une petite masse et qu’elles n’interagissent que très faiblement avec les autres particules de matière via la force nucléaire faible et la gravitation. Les neutrinos sont donc très pénétrants. Mais au cours des années 1950, le physicien italien Bruno Pontecorvo, inspiré par les travaux de Murray Gell-Mann sur les transformations quantiques par oscillation entre une particule appelée kaon zéro en son antiparticule introduit les bases d’un phénomène d’oscillation similaire avec des neutrinos se convertissant l’un dans l’autre.
Au début des années 1960, Lederman, Schwartz, et Steinberger découvrent qu’il existe un deuxième neutrino dit depuis muonique, alors que le premier est dit électronique. La théorie de Pontecorvo permet de considérer que ces neutrinos se transforment sans cesse l’un dans l’autre selon des lois de probabilités déterminées par la mécanique quantique. La découverte d’un troisième neutrino, tauonique, permet de généraliser la théorie de l’Italien avec des transformations oscillantes dans le temps entre ces trois types de neutrinos.
Il s’avérera que c’est la solution manquante à l’énigme des neutrinos solaires. En chemin entre le cœur du Soleil et le détecteur de Davis – conçu pour détecter uniquement des neutrinos électroniques les seuls censés provenir du Soleil, une partie de ceux-ci s’était transformée en les deux autres saveurs de neutrinos, comme disent les physiciens dans leur jargon. Les neutrinos étaient bien tous là au final, mais une partie était indétectable dans le cadre de l’Expérience à la maison. La théorie a été confirmée depuis par de multiples expériences comme celle appelée T2K au Japon.
Depuis quelques années, plusieurs chercheurs ont développé une théorie fascinante, conséquence de l’existence des oscillations de neutrinos. Elle devrait permettre de faire ce que l’on considère parfois comme un oxymoron, de la gravitation quantique expérimentale. Rappelons qu’une théorie quantique de la gravitation devrait nous permettre de comprendre comment l’Univers observable a commencé au moment du Big Bang et comment il a généré la matière et les galaxies. Elle devrait permettre aussi de percer les mystères de l’évaporation des trous noirs. Toutefois, la gravitation quantique est notoirement difficile à tester par des expériences.
Un espace-temps quantique en ébullition
Pour comprendre le rapport entre les oscillations de neutrinos et la gravitation quantique, il faut remonter à la fin des années 1950, lorsque le mythique John Wheeler commençait sa quête d’une théorie unifiée de l’espace-temps de la matière et des forces, incorporant la mécanique quantique.
Wheeler s’interrogeait alors sur l’effet des fluctuations quantiques sur la structure de l’espace-temps. Voyant des analogies entre les propriétés de l’espace-temps gouverné par les équations d’Einstein de la relativité générale et celles de la mécanique des fluides, il avait déduit que l’espace-temps devait avoir un aspect d’écume ou d’eau en ébullition à l’échelle de Planck (sur des longueurs de l’ordre de 10^-35 m). De même qu’un océan agité apparaît lisse vu de l’espace, la géométrie de l’espace-temps nous apparaîtrait comme continue et topologiquement simple uniquement parce que la fameuse longueur de Planck est incroyablement petite comparée à un atome d’hydrogène dont le rayon est de 10^-10 m environ.
Mais si l’on disposait d’un microscope suffisamment puissant, par exemple avec les faisceaux de particules d’un accélérateur, on verrait apparaître les turbulences de la gravitation quantique. Elles prendraient la forme de paires de minitrous noirs chargés, de minitrous noirs neutres et même de minitrous de ver apparaissant et disparaissant sans cesse dans le vide, comme les paires virtuelles d’ |8c2e79f61651d25c416bd37623226a2e|-positron responsable de l’effet Lamb.
Une vidéo de présentation de IceCube pour ses 10 ans. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l’écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © Observatoire de neutrinos IceCube
Aujourd’hui, les membres de la collaboration IceCube – plus de 300 chercheurs impliqués dans l’utilisation d’un gigantesque détecteur de neutrinos dans les glaces sous la Station Amundsen-Scott du pôle Sud en Antarctique – viennent de publier un article dans Physique naturelle qui explique qu’ils ont été capables d’étudier l’effet de la structure en écume de l’espace-temps produite par des paires de trous noirs virtuels sur le flux de neutrinos atmosphériques mesuré par IceCube. L’article, que l’on peut consulter en libre accès sur arXiv, précise que les chercheurs se sont inspirés d’une théorie de gravitation quantique sur ces paires de trous noirs virtuels que l’on doit à Stephen Hawking.
Hawking avait cherché une description plus détaillée de l’écume quantique de Wheeler en utilisant ses travaux sur la théorie quantique des champs en espace-temps courbes appliquée aux trous noirs. Il en avait conclu que les trous noirs virtuels pouvaient induire un effet de décohérence quantique sur les champs de particules se propageant sur l’espace-temps perturbé par les paires de trous noirs microscopiques virtuelles apparaissant et disparaissant sans cesse.
Un bruit qui produit une décohérence de la « musique quantique »
La question est en fait assez technique. On dit que l’évolution d’un état quantique selon la fameuse équation de Schrödinger est d’ordinaire unitaire, c’est-à-dire qu’elle se fait selon une loi mathématique possédant la propriété d’unitarité. En gros, si l’on transpose un peu l’idée à des ondes radio, cela revient à dire qu’un paquet d’ondes décrivant un morceau de musique se déplace dans l’espace et dans le temps en conservant sa forme, sa cohérence, et donc l’information complète définissant le morceau de musique. Une violation de l’unitarité induit une décohérence du paquet d’ondes, qui devient comme bruité à cause de perturbations extérieures, de sorte qu’on finit par ne plus pouvoir en tirer le morceau de musique initial si la perturbation de l’environnement agit sur un trajet suffisamment long du paquet d’ondes. Il ne reste que du bruit.
Une partie des neutrinos de IceCube est formée par des neutrinos produits par des rayons cosmiques à hautes énergies heurtant des molécules de la haute atmosphère au pôle Nord. La Terre agit alors comme un écran filtrant les particules ordinaires générées par ces collisions. Mais comme les neutrinos sont très pénétrants, car n’interagissant que faiblement avec les autres particules de matière, ils arrivent jusqu’au détecteur IceCube au pôle Sud. Plus de 300 000 de ces neutrinos plutôt isolés des perturbations de l’environnement ont ainsi été détectés. La théorie des oscillations prédit un spectre en énergies et en saveurs de ces neutrinos bien particulier mesurable par IceCube, l’analogue du paquet d’ondes pour un morceau de musique précédent.
Mais en appliquant la théorie de l’écume quantique inspirée par Hawking qui agit comme une perturbation de l’environnement, on doit voir une distorsion du spectre de plus ne plus nette au fur et à mesure que l’on considère des neutrinos de plus en plus énergétiques et en fonction de la distance dans l’espace parcourue qui permet d’accumuler des effets de l’écume quantique sur la cohérence des oscillations des neutrinos.
Dans l’idéal, il faudrait disposer de neutrinos de très hautes énergies et ayant traversé des milliards d’années-lumière, mais très peu ont été détectés avec IceCube.
Toujours est-il que le nombre de neutrinos atmosphériques détectés ayant traversé la Terre permet tout de même de poser des bornes sur l’effet de décohérence. Une autre façon de voir cet effet est de se souvenir qu’un trou noir quantique s’évaporant ne se souvient que de la masse, de la charge électrique et du moment cinétique des particules de matière qu’il avait avalées. Il ne se souvient donc pas des saveurs de neutrinos qu’il a absorbés en s’évaporant, il a oublié la musique.
Les paires de trous noirs virtuelles, en avalant une saveur de neutrinos qui disparaît par évaporation, en cracheront une autre qui peut être différente et ne plus correspondre à ce à quoi on s’attendrait par une transformation d’une saveur en une autre par le processus d’oscillation habituel.
En l’état, aucun effet de décohérence quantique n’a été trouvé mais, étant donné les limitations de l’expérience et du détecteur, cela ne signifie pas encore qu’il n’y a pas d’effet de décohérence produit par la gravitation quantique via l’écume de l’espace-temps.
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