Lorenzo Cremonesi, journal de la guerre d’Ukraine. File d’attente parmi les chars, ce premier voyage de Lviv à Kiev – Corriere.it

Lorenzo Cremonesi, journal de la guerre d’Ukraine.  File d’attente parmi les chars, ce premier voyage de Lviv à Kiev – Corriere.it
De Lorenzo Crémone

L’histoire du correspondant du Corriere, un an après

Ci-dessous quelques extraits du livre de Lorenzo Cremonesi «Infinite War» (Solferino, 2022) qui sera disponible gratuitement pour les abonnés de la Corriere della Sera dans l’application Corriere Online dans la section ebook. Sur Corriere.it et dans l’application Digital Edition dans la section «Guides et ebooks» jusqu’au 1er mai.

Un an de guerre. Regarder la spéciale

Lvov, le 25 février

Dans la nuit, j’ai marché pendant quatre heures avec un sac à dos sur l’épaule et mon sac d’ordinateur sur l’épaule pour croiser les dizaines de milliers de réfugiés qui encombraient la route qui mène de Lviv à Medyka. Je savais qu’ils commençaient à fuir, mais je ne pensais pas qu’ils étaient déjà si nombreux. Quelques minutes dans la foule suffisent pour se plonger dans l’ambiance d’urgence : les gens fuient, tout le monde est fatigué, effrayé, avec le strict nécessaire dans son sac. Ce sont presque tous des femmes et des enfants : les autorités ukrainiennes imposent que les hommes entre dix-huit et soixante ans restent pour combattre. Je me souviens des écrits de Simone Weil, qui en 1940 regardait avec consternation les Parisiens fuir l’avancée de la Wehrmacht et décrivait dans des pages compatissantes à quelle vitesse un être humain peut se transformer en épave à la dérive. Il y a quelques heures à peine, ces gens étaient tranquilles chez eux, tenant pour acquis la nourriture dans le réfrigérateur, le radiateur tiède, la lumière électrique, l’eau courante ; maintenant c’est déjà une foule de réfugiés sans défense, à la merci du hasard, affamés, sales, grelottants de froid ; les mères ne savent pas où laver leurs enfants, une puanteur insupportable s’échappe des quelques toilettes de la caserne frontalière, désormais inutilisables.

Lvov, le 27 février

J’essaie de prendre le train pour Kiev, mais le chaos règne en maître dans la gare de Lviv. Les heures sur les panneaux publicitaires sont fausses, les retards durent des journées entières, il neige abondamment et la circulation s’est ralentie, des milliers de désespérés engourdis sous les abris. Alors que j’essaie de déterminer quand je pourrai partir, je reçois un message de Fatima, une policière afghane que j’ai rencontrée en septembre dernier à l’aéroport d’Hérat. Elle me demande de l’aide, elle aimerait émigrer en Italie avec ses deux petits enfants, son mari est décédé il y a des années. Son message m’amène à établir une comparaison entre ces deux crises. Les Afghans n’ont pas su se défendre : leur échec est aussi celui de nos programmes d’entraînement de leurs troupes et aujourd’hui ils paient collectivement le terrible prix de la défaite militaire face aux talibans. Au contraire, les Ukrainiens se défendent avec un courage et une détermination surprenants ; leur résistance crée déjà un nouveau sentiment d’identité nationale, il sera difficile de les soumettre. Je rencontre leurs bénévoles dans les centres de recrutement de la ville. « Je veux tuer les ennemis qui ont envahi notre pays : ils doivent mourir, ces voleurs de notre terre. Je ne cherche pas un abri ou une aide humanitaire, donnez-nous plutôt des fusils, des missiles et des munitions. Je sais que mon discours semble à des années-lumière s’il est écouté depuis Rome ou Milan. Mais je crois que dans certains cas, cela vaut la peine de se battre et peut-être de risquer la mort, mais surtout de tuer pour la liberté et la démocratie », déclare l’un d’eux, Roman Babiy, un peu moins de trente ans et qui a étudié à Salerne. Je suis fasciné par sa détermination, surtout le fait que Roman soit l’un d’entre nous. Il n’a jamais fait de service militaire, il n’a jamais pris de carabine, il n’y a rien en lui qui rappelle les fanatiques jihadistes syriens ou la violence tribale des milices libyennes. Lui et ses amis avaient prévu de venir skier en Italie, ils parlent un anglais parfait, ils sont connectés au monde, ils sont européens. Pourtant, ils sont prêts à se battre. Les Ukrainiens traitent déjà le mythe des morts, il y a une disposition à mourir au combat dont on ne se souvient pas.

Kiev, le 28 février

Enfin, j’ai conduit jusqu’à la capitale. Maga Nahsibzade, un musulman de trente-deux ans du Haut-Karabakh, m’y a emmené pour deux cent cinquante euros. Il vient chez nous avec sa jeune copine, il ne sait clairement rien de ce qui nous attend sur la route et moi moins que lui. Parti de Lviv à 10 heures du matin — trop tard, mais nous le saurons à nos dépens — il prétend qu’en six heures nous couvrirons les six cents kilomètres jusqu’à Kiev : il en faudra plus du double. Au début le trajet se passe bien, le soleil brille dans l’air pur, seuls les checkpoints nous ralentissent un peu, on trouve de l’essence et même de la nourriture bien garnie dans les stations services. Mais à une centaine de kilomètres de l’arrivée, la situation se complique. “Les Russes attaquent pour mettre fin au siège de Kiev, ils tirent sur l’autoroute, il faut emprunter les routes secondaires” nous expliquent les militaires. Sur le bord de la chaussée, des voitures touchées par des tireurs d’élite russes sont clairement visibles. La nuit tombe et nous devons suivre une longue série de routes secondaires qui touchent de petits villages agricoles, des fermes isolées, traversent des champs cultivés et des bosquets. Toutes les quelques minutes, les volontaires armés vérifient les documents aux points de contrôle, pointent leurs fusils, semblent nerveux. A 7h du soir on est au centre de la bataille. A quelques dizaines de mètres au-dessus de nos têtes je vois passer les balles traçantes, les globes oranges de trois fortes explosions éclairent la campagne à moins d’un demi-kilomètre de notre voiture. Je voudrais m’arrêter pour la nuit à l’abri d’une maison isolée. Maga insiste plutôt pour continuer, sa fiancée pleure de peur, il aimerait rejoindre au plus vite des amis qui habitent près de la place Maidan. « Evitez d’être à proximité de véhicules militaires : ils pourraient être attaqués par des drones russes » me limite-je à conseiller. Mais peu de temps après nous sommes désespérément coincés au milieu d’un long convoi de chars. C’est une situation absurdement dangereuse, nous restons immobiles pendant au moins une heure, les chaussées bloquées par un enchevêtrement de bus, des véhicules militaires suivis de camions bourrés de munitions et d’essence, des voitures privées pleines de civils apeurés, mais aussi de jeunes volontaires qui ont se sont précipités pour défendre le front de la capitale et ce qui sera notre chance : la ville est en effet paralysée par le couvre-feu, mais ils sont autorisés à entrer et nous les suivons, comme si nous faisions partie de la colonne, jusqu’au centre.

Kyiv, le 5 mars

Je vois continuellement des monuments et des souvenirs de la “Grande Guerre patriotique” contre le nazisme. Dans la zone des ateliers Antonov est exposé un T-34, le char qui est devenu le symbole de la victoire soviétique contre les armées hitlériennes. Dans ces plaines, il y a huit décennies, de gigantesques batailles entre véhicules blindés ont eu lieu. Même à l’entrée du village d’Irpin, où les Russes tentent de percer pour rejoindre rapidement les artères à quatre voies menant du centre-ville au Maïdan, se trouve un monument avec les noms des soldats locaux tombés dans les rangs du Armée rouge. Juste en face, un matin froid et humide, une mère et ses deux enfants sont morts. Ils avaient caché l’argent et les bijoux de la famille dans la cage des petits chiens, laissée sur le trottoir avec les bêtes mortes. A la gare, qui trie les vagues de réfugiés fuyant vers l’ouest depuis Kiev, J’y retrouve des souvenirs des livres que j’ai lus enfant sur la Seconde Guerre mondiale en Europe de l’Est, où les trains étaient omniprésents. Locomotives enveloppées de vapeur qui roulent la nuit à travers les champs enneigés, wagons chargés de vies précaires : les trains transportent les soldats au front et évacuent les blessés, les déportés partent vers les camps de concentration dans les trains, seuls les trains garantissent un certaine liberté de mouvement. Dans l’une des stations de métro, à cent mètres sous terre, je rencontre Raissa Stephana, qui a bien plus de quatre-vingts ans et ne cache pas la nostalgie de l’époque où elle s’appelait “la plus belle artiste de Kiev”, chantait et jouait dans des opéras partout l’URSS et se produit également au Bolchoï : « Mais maintenant qu’ils sont devenus des criminels, je me sens trahi par les Russes qui nous tirent dessus. Mais ce n’est peut-être pas leur faute, Poutine les a ensorcelés, il les a enivrés de guerre !» dit-elle en brandissant une photo d’elle sur scène, datant du milieu des années 1960.

Kiev, le 24 mars

Un mois s’est écoulé depuis le début de la guerre et je ne sais pas comment cela va se terminer. Mais il est certain que les Ukrainiens ont remporté cette première étape. Ils ont réussi à bloquer l’offensive russe, jusqu’à présent, seule la ville de Kherson est tombée et même ici, la population restante descend dans la rue pour protester. Même Marioupol, la ville martyre où tout le monde parlait russe et que Poutine considérait comme la sienne avant même de tirer le premier coup de feu, continue de résister. Ces dernières notes sont écrites à la va-vite, la chronique de la guerre change d’heure en heure. Je soupçonne que les mouvements nationalistes ukrainiens relèveront la tête, que l’héroïsme de la résistance alimentera leurs mythes et limitera peut-être la marge de compromis dans les négociations avec Poutine. Il y en a parmi eux qui voudraient maintenant profiter du moment propice pour libérer la Crimée et tout le Donbass. Cependant, dos au mur, Poutine pourrait recourir à des armes non conventionnelles et transformer tout le conflit en bras de fer avec l’OTAN. Une vieille histoire se répète, les guerres génèrent souvent d’autres conflits, ceux qui les déclenchent ont l’illusion d’en finir bientôt, mais c’est une dangereuse chimère. Dans peu de temps, je partirai pour Kharkiv pour essayer de voir comment quatre semaines de bombardements l’ont réduit. Je trouverai encore des décombres, bien plus qu’à Kiev : des maisons éventrées, des ordures, des carcasses de voitures, des témoignages d’existences brisées. Contrairement aux habitants de nombreuses régions du Moyen-Orient, j’ai constaté que peu d’Ukrainiens se sont équipés de générateurs pour faire face à l’urgence. Peut-être devront-ils y réfléchir à la longue, mais en attendant ils campent dans le froid des ruines : quand je les vois sortir des zones bombardées ils portent des couches de vêtements sales, ils disent qu’ils sont restés des journées entières dans l’obscurité des caves et des abris de fortune après que les piles des lampes se soient épuisées.

Kharkiv, 1° avril

Survivants et réfugiés se cherchent, familles divisées, enfants et vieillards laissés seuls : des nouvelles dramatiques arrivent des lieux autour de Kiev qui viennent d’être abandonnés par les Russes. On parle encore de violences sexuelles commises par des soldats envahisseurs, de charniers, de civils assassinés sans raison, il y a des images de corps abandonnés dans la rue. Il y a des zones urbaines dévastées avec des scènes très similaires à la destruction de Marioupol. Les Russes minimisent et pointent du doigt les “mensonges” de la propagande de Kiev. Les Ukrainiens accusent directement Poutine de crimes de guerre. Des appels apparaissent sur les réseaux sociaux de personnes qui citent des noms, veulent connaître leurs proches, lancent des demandes d’aide sur le net pour les retrouver. Ils me rappellent un peu l’histoire de ma grand-mère sur les origines du «Bulletin de la communauté juive de Milan», fondé en 1945 essentiellement pour recueillir les listes de noms des survivants de l’Holocauste arrivés en Italie de toute l’Europe et essayé pour comprendre si les membres de leur famille étaient encore en vie et comment les retrouver. Dans les conflits, il y a toujours des réfugiés qui se cherchent.

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22 février 2023 (changement 22 février 2023 | 08:58)

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