2024-03-15 13:00:03
En ce mardi 12 mars 2024, l’Ile Maurice célèbre le 56e anniversaire de son accès à l’indépendance. Cependant, pour beaucoup cette indépendance fut payée au prix fort : celui de l’excision de l’archipel des Chagos du territoire mauricien. Ce drame hante encore les mémoires.
Ce billet part de deux timbres ! Alors que je vérifiais machinalement mon courrier (et oui, le courrier postal existe encore :-)), deux timbres côte à côte sur une même enveloppe m’ont soudainement interpellée. Le premier, à gauche, de couleur bleue, illustrant l’archipel des Chagos ; le second, à droite, de couleur orangée, célébrant le 50e anniversaire de l’indépendance de l’Ile Maurice.
Cette juxtaposition était non seulement celle de deux timbres, mais surtout celle de deux événements inscrits dans l’ADN de l’Ile Maurice. Le pays acquit son indépendance de la Grande-Bretagne en 1968. Mais pour beaucoup, elle fut payée au prix fort : celui de l’excision de l’archipel des Chagos du territoire mauricien. L’archipel est désormais nommé Territoire britannique de l’océan Indien par les Britanniques, qui le louent aux Etats-Unis d’Amérique. Ces derniers y ont construit une importante base navale militaire. Néanmoins, en 2019, l’Organisation des Nations Unies a reconnu la souveraineté de l’Ile Maurice sur l’archipel des Chagos. Cependant, l’archipel est toujours occupé et la base militaire étasunienne est encore en activité.
Pour concrétiser un tel projet, il a fallut dépeupler l’archipel des Chagos de tous ses habitants. C’est ainsi que les autochtones furent progressivement expulsés de leurs îles natales vers la fin des années 1960s. On les déporta de force vers l’Ile Maurice ou les Seychelles. Selon plusieurs récits, c’est le Nordværcargo norvégien, qui embarqua les derniers habitants des Chagos loin de leurs îles d’origine. Le Nordvær avait été vendu au gouvernement britannique vers 1968. Il ravitaillait les Chagos chaque deux mois, transportant du courrier, du bois et d’autres fournitures cruciales.
Chagos et silence
Les récits et la transmission orale ont joué un grand rôle dans ce que nous savons aujourd’hui du drame vécu par les Chagossiens. Par ailleurs, il semble exister une sorte de tabou, d’omerta quand il s’agit d’évoquer l’excision et le dépeuplement des Chagos, qui font pourtant bel et bien partie de l’histoire de l’Ile Maurice. C’est peut-être cela qui a inspiré à l’écrivaine Shenaz Patel le titre de son roman Le silence des Chagos. C’est sans doute cela qui a aussi poussé le Pôle Régional des Musiques Actuelles de La Réunion à enregistrer les chansons de la militante chagossienne Charlesia Alexis en 2003. Le disque produit à la suite de cette initiative est intitulé Charlesia, la voix des Chagos.
Je souhaite moi aussi mettre en avant ces voix, ces récits, ces musiques. Donner voix à des voix. Qu’on les transmette, qu’on les entende, qu’on les écoute. Au dessous de chaque vidéo, se trouve un extrait des paroles en créole, suivi d’une traduction en français.
1. Claude Lafoudre – Mot d’âne oncle
Mon oncle raconte sa vie de déraciné, il ne s’attendait pas à quitter un jour sa terre natale. Le navire Nordvaer est venu les emmener. Embarquez sur un navire, le regret au cœur, les larmes coulent.
L’âne de mon oncle et les animaux qu’il possédait y sont laissés. Donc le rap qu’il utilisait pour rapper la noix de coco, donc le pot qu’il utilisait pour être en cuir, tout a été laissé derrière lui.
Le navire Nordvaer souffle pour quitter les Chagos. Mon oncle, son cul, a couru dans la maison, il pensait qu’il allait partir. Quand on imagine que nous sommes arrivés dans les îles de l’océan, ceux qui connaissent l’histoire se connaissent eux-mêmes, ceux qui ne savent pas ne savent pas du tout.
Mon oncle raconte sa vie de déraciné, il n’aurait jamais cru qu’il aurait eu à quitter sa terre natale. Le bateau Nordvær était venu pour les prendre et partir. Embarqués dans le bateau, le cœur plein de regrets, les larmes aux yeux.
L’âne de mon oncle et tous les animaux qu’il possedait sont restés là-bas. La râpe avec laquelle il râpait la noix de coco, la marmite dans laquelle il préparait le seraztout est resté là-bas.
Le bateau Nordvær souffle pour quitter les Chagos. L’âne de mon oncle est entré dans l’eau car il pensait qu’il partirait également. Quand on pense que tout cela s’est passé dans nos îles de l’océan, ceux qui connaissent l’histoire le savent, ceux qui ne la connaissent pas n’en savent rien.
2. Cassiya – Diego
Je suis très triste que nous ayons perdu une belle petite île de Diego, loin d’un endroit où l’argent n’était pas nécessaire. Les dents saines étaient protégées, (…) la noix de coco rafraîchie, la beauté de la vie naturelle. Il fallait y aller, y aller même, même si l’île de leur naissance n’est pas derrière (…) un grand-oncle racontait que c’était beau là-bas, ça ne compliquait pas la vie des gens. Wow, la nourriture ne manque pas ici, voici le magasin, si vous n’avez pas assez d’argent pour manger, la nourriture ne manque pas, votre paradis est vendu, donnez-leur ce dont ils ont besoin !
Regardez la beauté de l’île perdue, laissez la grande famille là-bas, la culture a disparu. Cette période fait mal au cœur alors que la fête de la mort est arrivée, une fleur de chagrin fatiguée pour vous !
Je suis très triste que nous ayons perdu une belle petite île, Diego, loin là-bas, où l’argent n’était pas trop nécessaire. Leur santé était protégée (…), la noix de coco qui rafraîchit, c’était une belle vie naturelle. Ils ont dû partir, avancer, quitter leur île natale et ne pas se retourner (…). Un grand oncle racontait combien c’était beau là-bas, ce n’était pas compliqué, les gens vivaient normalement. On ne manquait pas de nourriture là-bas. Ici, Monsieur, à la boutique, si vous n’avez pas d’argent vous ne mangez pas. Non, il ne manquait de rien là-bas. Leur paradis a été vendu, donnez-leur le nécessaire !
Regardez notre belle petite île perdue, nous y avons laissé nos aïeux, notre culture disparaît. Vraiment, cela nous brise le cœur, quand vient la Fête des morts, il n’y a même pas un bouquet de fleurs pour eux !
3. Double K – Pas de jour
Retournez à notre île, retournez à notre pays, Pérou Banhos, Salomon, Diego Garcia. Ma grand-mère dit pas besoin de pleurer, je te dis que je tiens à toi, un jour je sais ce qui va arriver, tu trouveras ton île et vivras heureux. Quoi que raconte le grand-père, je sais que c’est vrai, c’est la vérité, c’est vrai que même toi tu vis une petite vie là-bas (…) déracinés, embarqués, notre culture là-bas a été abandonnée, c’est pour ça que le grand-père quand il raconte son cœur lui fait mal parce qu’il est déraciné.
Rendez-nous nos îles, rendez-nous notre pays, Peros Banhos, Salomon, Diego Garcia. Grand-mère, non, ne pleurez pas, séchez vos larmes. Je sais qu’un jour cela arrivera : vous retrouverez votre île et vous vivrez heureux. Tout ce que grand-père racontait… je sais que c’est vrai, que c’est la vérité. Votre vie était vraiment belle là-bas (…). Nous avons était déracinés, nous avons été embarqués, notre culture a été abandonnée. C’est pour cela que grand-père a le cœur brisé quand il raconte, c’est parce qu’il a été déraciné.
4. Ton Vie – Peros Vert
Peros Vert est tout autour de lui, c’est des noirs, c’est des noirs, c’est des noirs. (…) Nous avions notre maison à la campagne, notre pirogue trois places, toute la journée le mot vie se terminait au bord de la mer. Assez, on imagine où nos riches ont fini par partir sur notre petite île, dans l’océan. Peros Vert, Peros Vert, donc les noirs, nos noirs, nos noirs déracinés (…) Zozo pleure, Lisien zape, le monde a perdu mon île. Au revoir Peros Vert, au revoir Salomon, au revoir Diego, encore des mots pour trouver ton mot p’tit, mot p’tit. Soleil, terre, mon nombril, mon p’tit, mon p’tit, mon p’tit.
Peros Vert tout autour d’elle, son peuple noir, son peuple noir, son peuple noir (…) Nous avions nos cases en paille, nos pirogues à trois places, toute la journée, je passais ma vie au bord de la mer. Asseyons-nous, imaginons où sont toutes nos richesses que nous avons déjà quittées sur notre petite île dans l’océan. Peros Vert, Peros Vert, son peuple noir, notre peuple noir, notre peuple noir, nous avons été déracinés (…). Les oiseaux crient, les chiens aboient, j’ai perdu mon île. Au revoir Peros Vert, aurevoir Salomon, au revoir Diego, plus jamais je ne vous reverrai, mon île, mon île. Le soleil, la terre de mon nombril, mon île, mon île, mon île.
Déchirement
Déchirement, désarroi, détresse, tristesse… voilà les sentiments qui m’envahissent quand j’écoute ces ségas. Je ressens toute la nostalgie d’un paradis à jamais perdu, tout le déchirement d’un peuple à jamais expulsé de ses îles, toute une culture à jamais effacée. Et oui, parce que bien avant le dépeuplement, ces îles avaient une vie, des us et des coutumes. Les principales activités étaient essentiellement liées à la transformation de la noix de coco et à la production de coprah.
Spiritain aux Chagos
J’ai été très émue en lisant Naufrage de la barque Diégo à l’Ile d’Aigle aux Chagos, 20 juin 1935du Père Roger Dussercle, missionnaire spiritain en poste aux Chagos. Certes, son récit est empreint des idéologies de son temps, mais il parvient surtout à nous décrire en détail la vie quotidienne dans l’archipel. Les Chagos étaient autosuffisantes, notamment grâce à la bien nommée île Diamant :
« L’île Diamant, qui ne fait pas mentir son nom, est un véritable bijou. Là pas de plaines rocailleuses, comme dans les autres endroits ; la verdure des cocotiers et de l’herbe fine qui tapisse le sol prend les teintes chaudes d’une vie abondante. C’est le jardin du groupe Peros Banhos ; on y trouve en effet quantité de fruits et de légumes : bananes, giraumons, bringelles, pomme d’amour, piments… »
Naufrage de la barque Diégo à l’Ile d’Aigle aux Chagos, 20 juin 1935du Père Roger Dussercle
Plat typique des Chagos
Il nous décrit également le seraz ou sérageplat typique des Chagos : « C’est un sérage d’oiseaux de mer : fricassée de yayés, de mariannes et de mandarins, assaisonnés au lait de coco ». Et voici ce qu’il raconte des cocotiers et de la toponymie des îles de l’archipel :
« L’île d’Aigle est entièrement plantée de cocotiers, la plupart appelés cocos Bon Dié parce qu’ils ont poussé sans aucun soin, dons de la nature ou amenés par les courants sur les cotes de l’Ile. (…) Chaque pointe récif, chaque sentier, chaque coin de cocoteraie porte son nom particulier transmis par la tradition des anciens ».
Naufrage de la barque Diégo à l’Ile d’Aigle aux Chagos, 20 juin 1935, du Père Roger Dussercle
Aujourd’hui en 2024, la plupart des membres de la première génération des natifs chagossiens qui furent déportés sont hélas décédés. Cependant, similairement à un cycle, tout nous ramène à la thématique de la voix, du récit des anciens et de la transmission. Je conclurai donc ce billet, en égrenant, telle une litanie, ces noms transmis par la tradition des anciens. Que leurs voix raisonnent dans la mienne.
Ile Diamant
Salomon
Ile Vache Marine
Diego García
Île Boddam
Bains de Péros
Ile du Coin
Six Iles
Ile d’Aigle
Pointe Marie Louise
Ile Poule
Pointe dans le Sud
Ile Grand Coquillage
Ile Petit Coquillage
Pointe Marianne
Ile Grande Sœur
Ile Petite Sœur
Moresby
Iles du Nord
Pointe Noroit
Île Tatamaka
Pointe de l’Est
Ile Pierre
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