Rencontre avec Rutu Modan : la raconteuse d’histoires dessinées honorée du Grand Prix Töpffer

Rencontre avec Rutu Modan : la raconteuse d’histoires dessinées honorée du Grand Prix Töpffer

Je suis une conteuse d’histoires dessinées” Rutu Modan recevra le Grand Prix ce jeudi 30 novembre. Rencontrée avant la guerre entre Israël et le Hamas, l’autrice de Tel-Aviv évoque sa carrière et sa méthode de travail originale.

Ainsi en va-t-il des rencontres journalistiques: lorsque nous croisons Rutu Modan en ce début du mois de septembre dans les locaux de la Haute École d’art et de design (HEAD), rien n’indique qu’un mois plus tard la guerre va éclater entre Israël et le Hamas. De passage à Genève pour une scénographie réalisée par les étudiants de la HEAD, l’autrice basée à Tel-Aviv sait alors déjà qu’elle recevra le 30 novembre le Grand Prix Töpffer 2023. C’est autour de son œuvre et de sa manière de travailler qu’elle s’exprime en anglais, loin de toute considération politique.

“Enfant, je ne faisais pas la différence entre les images et le texte.” Rutu Modan, auteur

Traduite dans plus de quinze langues, Rutu Modan a signé relativement peu d’albums. Mais “Exit Wounds” (2008), “La propriété” (2014) ou “Tunnels” (2021) comptent dans le paysage de la bande dessinée. Des romans graphiques qu’elle a toujours envisagés comme des romans tout courts. “Je suis une raconteuse d’histoires, et ces histoires, je les raconte en dessinant”, résume-t-elle. “Enfant, je ne faisais pas la différence entre les images et le texte. Avec les années, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas de la même chose, mais j’ai toujours tendance à amalgamer les deux. Je trouve que dans les bibliothèques, les BD devraient être rangées dans la même catégorie que les romans.”

Triptyque réalisé par Rutu Modan pour les Prix Töpffer. Le dessin central sert d’affiche à la manifestation. RUTU MODAN

En décembre 2022, le jury des prix Töpffer a retenu Rutu Modan pour lui décerner le Grand Prix 2023. Près d’un an plus tard, sa venue à Genève prend une dimension imprévue, en raison du contexte politique que l’on connaît. Membre du jury, Frédéric Sardet apporte cet éclaircissement: “Dessinatrice de bande dessinée israélienne, reconnue, traduite, honorée internationalement et dont le travail fait l’objet d’études, Rutu Modan a œuvré en pionnière, pour le développement du neuvième art dans son pays depuis les années 90. Pour ces raisons, le jury lui a décerné à juste titre une distinction, qui est aussi l’occasion pour les étudiants des écoles d’art de Genève de travailler avec elle dans le cadre de workshops.”

Après les événements tragiques d’octobre et le déchaînement des armes, notre rôle, en tant qu’organisateurs des Prix Töpffer (Ville et Canton de Genève), est de faire respecter la voix de l’artiste dans sa singularité et la réalité de son œuvre, à mille lieues d’une quête identitaire ou nationaliste. Dans un contexte tendu, il est de notre devoir de maintenir des conditions de dialogue et d’écoute, et nous avons à cœur de recevoir Rutu Modan pour ce qu’elle est: une femme, une artiste critique et humaniste.»

Avant de la pratiquer, puis de l’enseigner, la bande dessinée est pourtant longtemps restée une notion obscure pour cette fille de médecins. “Il n’y avait pas de traditions en la matière en Israël. Même Tintin et Superman n’y étaient pas publiés quand j’étais petite.” Heureusement, durant ses études d’arts à l’académie Bezalel, à Jérusalem, Rutu Modan a pour professeur le dessinateur belge Michel Kichka, qui vient d’ouvrir la première session de BD dans l’établissement qu’elle fréquente. À ses étudiants, Kichka apporte une cinquantaine d’albums de sa collection personnelle. Parmi ces incontournables, des titres de Loustal, Hergé, Hugo Pratt, ainsi que “Maus”, de Spiegelman. “Pour moi, cela a été une révélation, un véritable coup de foudre. Je suis tombée amoureuse du genre, et je me suis dit que c’était ce que je voulais exercer comme métier plus tard.”

“Exit Wounds” (extrait), le premier des romans graphiques de Rutu Modan. RUTU MODAN

Rutu Modan a déjà une vingtaine d’années quand elle découvre la bande dessinée. Elle commence par tenir une chronique BD dans un journal de Jérusalem, puis dans d’autres médias. Elle illustre aussi des histoires pour la jeunesse. “Le fait de débuter sans connaissance préalable m’a permis de me sentir très libre. Je n’ai subi aucune influence, m’inspirant aussi bien de ce qui se publiait en Europe, aux États-Unis ou au Japon.”

Soigner le rythme

À ses débuts, elle produit vite, et beaucoup. Mais, rapidement, elle ralentit. “Je suis devenue de plus en plus critique avec mon travail au fil des ans. L’écriture me prend beaucoup de temps. Je veux être sûre de tenir une bonne idée avant de passer des mois à travailler dessus. Et puis, il faut soigner le rythme, la clarté du propos. Hergé était très fort en la matière. Je dis toujours que pour un artiste, la première obligation c’est de ne pas ennuyer ses lecteurs. Il faut que les gens trouvent du plaisir à nous lire.”

“La propriété” (extrait), deuxième roman graphique de Rutu Modan. RUTU MODAN

Pour mettre tous les atouts de son côté, Rutu Modan, qui travaille en numérique depuis 1997, a mis au point une méthode originale: elle fait interpréter par des acteurs professionnels des scènes de l’album qu’elle est en train de dessiner. “On ne sait pratiquement jamais ce que les gens ont dans leur tête. Mais leur manière de bouger apparaît souvent révélatrice. On peut comprendre leurs intentions à travers leurs mouvements. Mes histoires sont basées sur le caractère des personnages, et chacun possède son propre le langage du corps.”

“Tunnels” (couverture), le dernier en date des romans graphiques de Rutu Modan. RUTU MODAN

À partir d’un story-board qu’elle prépare soigneusement en amont, établissant le cadrage de chacune des cases de son livre, Modan fait donc poser des comédiens, qu’elle rétribue. “Ils habitent mes personnages et font émerger des éléments auxquels je ne m’attendais pas forcément. Ils m’apportent aussi de nouvelles idées, tant d’un point de vue graphique que scénaristique. Cela peut influencer l’histoire en cours. Vous comprenez maintenant pourquoi mon rythme de production est si lent.”

Rutu Modan à Genève, dans les locaux de la HEAD. IRINA POPA

Son prochain album? La récipiendaire du Grand Prix Töpffer préfère botter en touche. “Mon premier livre, j’ai mis deux ans à le terminer. Le deuxième m’a pris quatre ans, le troisième six ans. Logiquement, le quatrième devrait me prendre encore plus longtemps. J’ai des idées, mais est-ce que je tiens le bon sujet?” C’était avant que le conflit israélo-palestinien ne s’embrase brutalement…

Remise des Prix Töpffer, jeudi 30 novembre à 18 h 30, Le Cube, Campus HEAD, 7, av. de Châtelaine. Entrée libre.

Trois bédéastes sont en lice pour le Prix Töpffer Genève. Leur point commun? Tous ont été publiés cette année à l’enseigne d’Atrabile, éditeur local bien inspiré en matière de fortes personnalités. Peggy Adam tient la corde avec “Emkla”, magnifique roman graphique dans lequel l’autrice genevoise explore les relations entre humains et animaux. Une ambiance à la C.F. Ramuz pour un album en couleurs directes teinté de surnaturel. “Emkla”, extrait de la couverture. Un très beau roman graphique signé Peggy Adam, en lice pour le Prix Töpffer Genève.

ÉD. ATRABILE

Yannis La Macchia concourt avec “Naturellement”. Pour ce livre qui évoque une petite communauté tentant de s’organiser après un mystérieux virus informatique se transmettant aux humains, il a demandé au public de lui fournir des pistes de scénario. À partir de centaines de bribes d’histoires parfaitement dissemblables, il a imaginé son récit, résolument hors des sentiers battus. Enfin, Rachel Deville se distingue avec “Le grand je”. Elle y dépeint un monde absurde et étrange, finalement très semblable au nôtre.

Le Prix Töpffer de la jeune bande dessinée 2023, qui récompense un talent émergent de la BD, voit s’affronter Lisenn Béchir pour “Allô maman beau beau”, Enzo Guillaume pour “Les cailloux ça pousse dans le sol” et Olive Reitz pour “Entrelacs”

Philippe Muri est journaliste, coresponsable de la rubrique culturelle. Il couvre en particulier la bande dessinée et les sorties culturelles. Il a également travaillé comme journaliste sportif ou chef d’édition aux quotidiens «Le Matin» et «Le Temps», ainsi qu’à l’hebdomadaire «L’Illustré». Plus d’infos @phimuri

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